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mon approche ; on recommençait quand je m’éloignais… Ma situation était insupportable ; mon front était couvert d’une sueur froide… » La conscience est peut-être le fond de l’homme ; en tout cas, elle est un de ses besoins ; il lui en faut une, sublime ou misérable. En certains temps, où il n’en a pas une qui soit faite de conviction morale ou de certitude religieuse, il s’en fait une avec l’effroi du qu’en dira-t-on. Constant n’avait point seulement celle-là ; mais celle-là il l’avait aussi, et c’est elle seule qu’il a voulu donner à Adolphe, avec une sévérité amère et comme un raffinement de loyauté cruelle qui n’est pas sans distinction.

Cette cruauté froide et sûre va jusqu’à être effrayante, tant on sent qu’elle contient de vérité humaine et applicable à nous tous. Quand Adolphe voit Ellénore s’éteindre, il est accablé, il pleure, et voilà qu’il sent confusément qu’il pleure sur lui-même : « Ma douleur était morne et solitaire ; je n’espérais point mourir avec Ellénore ; j’allais vivre sans elle… Déjà l’isolement m’atteignait… J’étais déjà seul sur la terre… Toute la nature semblait me dire que j’allais à jamais cesser d’être aimé. » O René ; car vous êtes René, moins la puissance d’imagination et ce grand regard d’artiste qui, à chaque instant, enveloppe le monde pour l’associer aux douleurs intimes, aux tortures secrètes, et pour les en parer, pour les en draper magnifiquement et faire d’elles et de lui, tout ensemble, une majestueuse fête de deuil ; mais vous êtes un René plus pénétrant, plus sûr de sa science de lui-même, qu’on n’a pas besoin d’expliquer, qui s’explique lui-même avec une clairvoyance froide et infaillible ; ô René, personne, depuis La Rochefoucauld, n’a connu comme vous les bassesses de notre nature si faible et si méprisable, les égoïsmes de l’amour, les restrictions mentales du dévoûment et jusqu’aux lâchetés de la pitié ; vous vous calomniez un peu, car qui peut se connaître sans se mépriser, et se mépriser sans colère, et être irrité sans quelque injustice ; mais vous nous éclairez tous par les vives lueurs que vous jetez sur le fond de vous-même ; vous nous avertissez en vous confessant ; vous trouvez l’art presque inconnu de ne point mêler d’orgueil au mépris que l’on sent pour soi ; et vous êtes sympathique, d’abord pour cette loyauté même, ensuite parce que c’est une histoire douloureuse que celle des êtres trop faibles pour soutenir les sentimens qu’ils inspirent, que, par suite, cette pitié que vous vous refusez, on vous l’accorde, et que l’on comprend et l’on plaint cette grande lassitude des êtres trop remués par des passions trop fortes pour eux, qui remplit tout votre livre, comme les dernières pages de la Princesse de Clèves, du grand sentiment mélancolique et désolé de l’impuissance humaine.