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agréable et extrêmement spirituel… « Elle ne se doutait guère que cet homme « extrêmement spirituel, » allait être bientôt le plus redoutable des hommes, que c’était lui qui devait venger l’humiliation d’Olmütz et toutes les humiliations prussiennes à Kœniggrætz, que par lui, avant quinze ans, la prépondérance aurait passé de Vienne à Berlin, qu’il était destiné à être l’héritier fort extraordinaire de M. de Metternich. C’est ce qui est arrivé ! C’est l’obscur visiteur du Johannisberg, en 1851, qui s’est chargé de dégager le rôle de la Prusse, de « décider cet être, » selon le mot de Frédéric II, de reprendre à son compte, et avec une bien autre audace, l’œuvre de domination en la marquant de la vigoureuse et originale empreinte de son génie. L’Autriche s’est effacée, la Prusse a monté ! Au fond, le système des deux chanceliers est le même. Ce que M. de Metternich a fait, a essayé de faire pendant longtemps pour l’Autriche, M. de Bismarck l’a fait pour l’hégémonie prussienne, par la résurrection de l’empire germanique au profit des Hohenzollern. Lui aussi, il a voulu, changeant les rôles, faire de la Prusse la maîtresse de l’Allemagne, et par l’Allemagne unifiée sous sa main, armée sous son commandement, rester l’arbitre central, le régulateur du continent.

C’est encore la même idée. Il y a seulement une différence : là où le chancelier de Vienne procédait en politique de l’équilibre et de la paix, en homme de l’ancien régime, adroit et souple, déguisant avec art sa prépotence, gouvernant l’Allemagne et l’Europe par une diplomatie raffinée, évitant le plus possible les éclats, le chancelier de Berlin a procédé ferro et igne : c’est lui qui l’a dit ! Il a fondé la grandeur de la Prusse en politique alliant aux traditions du gentilhomme de la Marche l’esprit d’un réaliste moderne, et même les violences sans scrupules d’un révolutionnaire, introduisant par effraction son œuvre de conquête dans l’organisation européenne, faisant de la force l’âme et le ressort de ses combinaisons. Ce que M. de Metternich avait édifié par une patiente et souple habileté a péri ; ce que M. de Bismarck a créé et soutient encore, avec son génie, sans aucun doute, — mais surtout par la force, aura-t-il plus de succès, une durée plus certaine, plus longue ? Ce n’est point impossible, soit. On se flatte toujours de jouer le même air et de le jouer mieux ; mais M. de Bismarck eût-il cet art-là, fût-il pour le moment plus heureux et eût-il plus de génie que M. de Metternich, il sent bien lui-même qu’il n’est pas au bout : il le sent aux difficultés, aux résistances contre lesquelles il se croit obligé de s’armer sans cesse. Il a la puissance du jour, il n’est pas maître du lendemain, — pas plus que n’ont été maîtres de la durée tous les dominateurs, empereurs ou ministres, qui depuis près d’un siècle se sont transmis la prépotence en Europe.


CHARLES DE MAZADE.