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ascendant, là où il avait trouvé son point d’appui, en Allemagne, la situation avait déjà singulièrement changé.

Depuis 1815, depuis qu’une nouvelle organisation germanique avait remplacé la confédération du Rhin, tout l’art du chancelier avait été de s’assurer la complicité de la Prusse pour gouverner la diète créée à Francfort, et de se servir de la diète pour soumettre l’Allemagne tout entière à un même régime de compression savante. C’est la politique qu’il avait inaugurée à Carlsbad, qu’il avait pratiquée non sans rencontrer des résistances et des révoltes, qu’il avait réussi néanmoins à maintenir par un mélange de ténacité et de finesse. Il avait eu surtout, pour la réalisation de son œuvre, la chance de trouver à Berlin, dans le roi Frédéric-Guillaume III, un prince à l’esprit simple et honnête, mais étroit, empressé à le soutenir dans sa politique allemande comme dans sa politique européenne, facilement amené, quoique Prussien, à subir la direction de vienne. Patient et souple, hardi quand il pouvait l’être sans péril, habile à jouer avec toutes les faiblesses, avec tous les intérêts, et à tout ramener à ses vues, il avait marché des années durant à son but. Il avait su se servir de tout, selon le mot de M. de Bismarck dans un de ses « mémoires » secrets, — procédant tantôt d’autorité par un droit fédéral de son invention inspiré ou imposé à la diète, tantôt par les captations personnelles, intimidant ou flattant les princes, attirant au service de l’Autriche les fils des personnages et des ministres des petits états, se ménageant des intelligences jusque dans l’intimité des cours, même à Berlin[1]. Le chancelier était arrivé ainsi à neutraliser ou à voiler le vieil antagonisme prussien, à paralyser l’essor libéral et constitutionnel dans les états du Sud, à enlacer l’Allemagne de son influence dominatrice et jalouse. Même après 1830, il avait réussi à faire voter par la diète de Francfort, — juin 1832, — une série de résolutions qui limitaient les libertés constitutionnelles là où il y avait des assemblées, et resserraient les liens de la compression au nom de la « sécurité intérieure et extérieure » de l’Allemagne. C’était, il est vrai, presque son dernier succès.

Il avait réussi, autant qu’il pouvait réussir, à rester l’âme et le guide de la politique allemande, à façonner dans la diversité des états confédérés une sorte d’unité apparente et artificielle sous la suprématie autrichienne. Il ne regardait pas au-delà. Il ne voyait pas qu’en comprimant les instincts libéraux et nationaux qu’il appelait révolutionnaires, il ne les supprimait pas, qu’en enchaînant la

  1. On peut voir, dans la Correspondance diplomatique de M. de Bismarck, le fameux mémoire de 1859,qui était un véritable acte d’accusation contre l’Autriche et où se dévoilait déjà la politique du futur chancelier de Berlin.