Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/543

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ce n’est pas tout. Il faut que la révolution accomplie dans Rome vers le milieu du IIIe siècle se produise aussi dans l’ordre civil et politique.

Il convient d’introduire ici cette théorie de Niebuhr sur Rome-ville opposée à Rome-campagne, qu’Emile Belot s’empresse d’adopter, parce que, suivant lui, elle apporte une explication nouvelle et précise du développement de l’état romain. Belot a pour Niebuhr une admiration extrême. « Un seul homme dans ce siècle, dit-il, a eu le privilège, réservé au génie, de comprendre Rome mieux que les Romains, et de deviner par une sorte d’intuition ce qu’elle était à son origine. » Michelet, à vrai dire, ne parlait pas autrement. Niebuhr, à l’entendre, « est devenu Romain. Il a su l’antiquité comme elle ne s’est pas toujours sue elle-même. Que sont, auprès de lui, Plutarque et tant d’autres Grecs pour l’intelligence du rude génie des premiers âges ? » Et M. Taine dit à son tour, joignant sa critique pénétrante à l’éloge : « Il a été à la fois jurisconsulte, politique, financier, géographe, antiquaire, homme d’imagination et de science, esprit aussi pratique que spéculatif, intempérant par excès de force, capable de tout, sauf de se restreindre, avide de science jusqu’à prendre ses conceptions pour les objets mêmes, et imaginer Rome quand il ne peut plus la restaurer. »

Ce que Michelet et M. Taine estiment en particulier chez l’historien allemand, c’est, je suppose, d’avoir si bien compris ce que sont, dans le domaine mystérieux de l’histoire primitive, la légende et le mythe, et que, par derrière, il y a de précieuses réalités à dégager et à saisir. Niebuhr a certainement reçu en partage quelques parcelles de ce don de divination savante sans lequel il n’est pas de grand historien. Quant à celle de ses théories dont il est ici question, Emile Belot a ses raisons pour lui en être reconnaissant : c’est qu’il l’a lui-même étendue et développée avec un certain éclat.

A vrai dire, notre ingénieux Beaufort avait, dès 1766, dans son ouvrage De la république romaine, distingué avec soin les tribus urbaines des tribus rustiques. Avec beaucoup de raison, il ne voulait pas que l’on confondît, comme l’ont fait quelquefois les historiens anciens eux-mêmes, les deux sortes de plèbe. Mais Beaufort s’était borné à une double définition. Niebuhr a fait un pas de plus ; il a soutenu qu’il fallait faire remonter cette distinction jusqu’aux premiers temps, et que l’opposition entre Rome-ville et Rome-campagne était un trait fondamental, un grave élément historique. Belot, à son tour, a mis en lumière l’étroite relation entre la lutte intérieure des classes et le progrès extérieur de la conquête, et