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assise. L’ascendant de la fortune, comme il arrive partout ailleurs, dans les autres temps, et chez les autres peuples, entraîne chez eux aussi l’influence politique et une certaine égalité des citoyens, chacun d’eux pouvant s’élever en quelque mesure aux premières classes censitaires et y trouver, en même temps qu’un progrès de bien-être, la conscience de son énergie avec un rôle actif dans la cité.

A observer particulièrement ce côté économique de la question, il semble que l’on comprend mieux certains élémens de la puissance romaine, et mieux aussi ce double aspect d’un génie à la fois calculateur et ardent, héroïque et avide. Dans un curieux écrit, qui sort du cadre de ses études ordinaires[1], Emile Belot a esquissé du caractère américain un mâle portrait, a Dans ce caractère si bien trempé, dit-il, comme dans la foudre forgée par les cyclopes, il y a trois rayons de nuée sombre, — c’est l’héritage de la mère-patrie, de la vieille Angleterre, — et trois rayons de souffle orageux et de feu rutilant, — c’est le don de la jeune et ardente Amérique. » On reconnaît la vive paraphrase des beaux vers de Virgile : Tres imbris torti radios, tres nubis aquosœ… rutili tres ignis et alitis Austri[2]. Belot n’a pas prétendu instituer, entre le Romain et l’Anglo-Saxon, une comparaison qu’il n’aurait pas été d’ailleurs le premier à imaginer. Quelques lignes plus bas cependant, à propos de l’essor prodigieusement rapide de l’une des régions de cette Amérique du Nord, il fait une remarque qui paraît, en vérité, convenir aussi à Rome républicaine : « Les très grandes fortunes naissent, dit-il, non du sol et de la culture du sol, mais des profits de la guerre, des entreprises commerciales ou industrielles, des prêts d’argent et d’autres valeurs mobilières. Employés à l’acquisition des maisons, des champs, des prés, des forêts, ces profits ont finalement constitué partout les grandes richesses territoriales. » N’en a-t-il pas été de la sorte, peu s’en faut, dans le monde romain ? N’y retrouve-t-on pas cette même fougue et cette même obstination qui forment la marque du caractère anglo-saxon, cette énergie d’initiative et d’action soutenue que réclament les grandes entreprises, comme la guerre et la conquête, cette science de la richesse, ce besoin de la fortune, instrument nécessaire et prix de l’activité intelligente ? a Dans chaque citoyen de Rome, dit fort bien encore Emile Belot, il y a eu non-seulement un soldat et un jurisconsulte, mais un arpenteur aussi et surtout un banquier. Le légionnaire qui partait pour la Grèce ou l’Orient mettait de l’argent dans sa ceinture, pour faire l’usure là-bas entre deux

  1. Nantucket, Étude sur les diverses sortes de propriétés primitives, 1884.
  2. Enéide, VIII, 429.