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ses amans : des gentilshommes, des gens de lettres et même un comédien, — ah ! fi ! voilà qui nous gâterait l’héroïne. Et s’il la montrait enfin, joyeusement abandonnée à plusieurs galans, à plusieurs chalands, et ne réservant que son cœur à son bien-aimé, voilà qui serait malaisé à comprendre et fatiguerait notre intelligence.

Calmons-nous : cette inquiétude ferait injure à M. Legouvé. Il aime la clarté, il aime la propreté : il répond ici de l’une et de l’autre. Les abîmes de la conscience, où végète confusément une flore de passions et de vices, ne l’attirent point ; et, d’autre part, ayant toujours souhaité la croix d’honneur pour les comédiens, il a toujours voulu que les comédiennes en fussent dignes. S’il admet, par hasard, qu’une actrice ait péché, il cachera sa faute, bien loin de l’exposer sur la scène. Et quand donc, au théâtre, a-t-il trahi la cause des femmes ? Il croit à leur mérite, sur la foi de son père. Et, s’il avait quelque doute sur leur chasteté, il serait soucieux encore de ne pas scandaliser son prochain par l’exhibition d’une créature impudique. Il a écrit naguère, en habit de garde national, un excellent petit traité : De l’alimentation morale pendant le siège. Mais il n’est pas besoin que Paris soit assiégé pour qu’il tienne à honneur de ne fournir à ses concitoyens aucune denrée malsaine. Homme de foyer, et non pas seulement du foyer de la Comédie-Française, homme de famille autant qu’homme de théâtre, écoutez-le raconter comment l’idée de sa première pièce lui est venue[1] : « Un matin, à déjeuner, ma femme, me parlant de ses compagnes de pension, prononça le nom de délie.. » Anecdote où Clélie joue un rôle… Clélie apparaît à M. Legouvé comme une héroïne… Le jour même, un ami vient dîner : M. Legouvé lui lit son premier acte et se l’adjoint comme collaborateur. L’ami, séance tenante, cherche la suite du drame : que va devenir Clélie ? « Si elle a un amant… — Jamais ! jamais ! s’écrie M. Legouvé avec indignation. Jamais je ne consentirai à lui donner un amant ! Ce serait la salir et la vulgariser… » Vous le voyez, Adrienne Lecouvreur est en bonnes mains !.. Ce n’est pas Scribe, non plus, qui se perdra dans les dessous d’un caractère ; et ce n’est pas lui, jamais, qui se piquera de contrarier le public. L’Adrienne de ces messieurs n’est donc pas celle de lord Peterborough, ni même de Voltaire. Elle n’a rien de la grande courtisane ; elle n’est, Dieu merci ! que la grande actrice, telle que l’imagine volontiers le spectateur ingénu, le spectateur idolâtre : moitié grisette, moitié divinité. Elle ne « rêve que l’amour et la gloire ; » mais la gloire d’une fille immaculée de Corneille et de Racine, l’amour honnête et permis. A-t-elle des diamans, c’est la reine qui les lui a donnés ; un comédien est-il encore toléré dans son intimité, c’est un confident, pas autre chose. Ce brave homme lui raconte qu’il a l’idée de se

  1. Comédies et Drames, avec préfaces, par M. Ernest Legouvé ; Ollendorff, éditeur.