Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/464

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mieux partagées que vous... Et c’est nous, à présent, qui sous les gentilshommes de la chambre !

Si la qualité des personnages est bien choisie, leurs caractères sont imaginés heureusement. C’était une figure intéressante et même assez humaine que celle de l’actrice qui mêle aux sentimens de son propre fonds les sentimens simulés et acquis à la fin dans l’exercice de son art. Toujours préoccupé des gens de théâtre, M. Legouvé, si je ne me trompe, en avait de longue date entrevu l’idée. Dans sa première pièce, une chanteuse d’opéra, épousée par un gentilhomme, se remémore ainsi les joies de son métier : « j’étais tour à tour héroïne ou princesse, Juliette, Didon, Sémiramis... » Elle ajoute: « Il m’a fait comtesse; c’est de la décadence. » Et comme, en ce médiocre état, elle est encore assez intrépide pour franchir à cheval le fossé d’un parc, on la félicite : « Oui, répond-elle, mais il y avait un costume, un rôle ! Une robe d’amazone, c’est presque une armure. Je croyais jouer Tancrède: et quand je jouais Tancrède, j’étais brave comme un héros. » Ce germe de caractère, les auteurs d’Adrienne Lecouvreur l’ont développé avec un esprit de suite, avec une patience, une ingéniosité remarquables. Veut-elle dire des douceurs à son amant, leur jeune première, qui, de sa profession, est un premier rôle, lui souffle au visage cette tirade : « Oh ! je m’y connais! je vis au milieu des héros de tous les pays, moi! Eh bien! vous avez dans l’accent, dans le coup d’œil, je ne sais quoi qui sent son Rodrigue et son Nicomède ! » Le soupçonne-t-elle de trahison, elle choisit sa vengeance dans Cinna :


Comblé de mes bienfaits, je l’en veux accabler,


et elle improvise un monologue : « O mon vieux Corneille, viens à mon aide!.. Prouve-leur à tous que nous, les interprètes de ton génie, nous pouvons gagner au contact de tes nobles pensées... autre chose que de les bien traduire ! » (En effet, dans ce passage, elle les traduit assez mal...) Veut-elle bafouer, frapper publiquement sa rivale, c’est d’une apostrophe de Phèdre qu’elle la louche en plein front. Dans le délire de l’agonie, c’est la déclaration de Psyché à l’Amour qu’elle soupire à l’oreille du bien-aimé ; lorsqu’elle cesse de le reconnaître. elle le poursuit des imprécations d’Hermione... Ah! L’exacte comédienne! Concevez-vous une mémoire mieux ornée ou plus présente?.. Et si la sûreté même de l’expression trahit un peu l’artifice, il faut convenir que le caractère est, pour le fond, vraisemblable.

Mais si l’auteur avait poussé trop avant, jusqu’au tréfonds, le souci de la vérité !.. Songez que cette comédienne se nomme Adrienne Lecouvreur, et que, durant sa terrestre existence, Adrienne eut d’autres indulgences que la clémence d’Auguste. Si l’auteur lui avait conservé