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il leur payait ainsi la rançon de leur servitude. Dans une civilisation avancée, au temps romain ou de nos jours, l’état qui pourvoit à la sécurité des citoyens et à leur bien-être a le droit d’exiger, en échange, des services. Mais Charlemagne est plus qu’un Attila : il est autre que César ou qu’un roi moderne. Il ne proposera pas à des hommes qui vivent selon de certaines règles, dans des patries déterminées, de se faire pasteurs, nomades et brigands. Qu’offrira-t-il donc, en récompense de tant d’obligations très lourdes, aux Aquitains, qu’il fait combattre contre les Saxons, aux Alamans qu’il mène contre les Lombards ? Quel sera le salaire de ces a commandemens grands et terribles, » renouvelés chaque année, quand vient la saison où « les rois ont coutume de procéder à la guerre ? » Charles ne donnera pas à ses peuples la satisfaction d’intérêts matériels : la vie économique est si simple dans ses royaumes qu’on la peut négliger. Il ne fera pas découler leurs devoirs d’un devoir supérieur capable de les faire accepter, comme serait le patriotisme. Il y avait bien une sorte de patriotisme des Francs : c’était l’orgueil d’être un peuple victorieux et conquérant, mais ce sentiment n’était pas capable, à coup sûr, de rallier les peuples conquis. Les royaumes carolingiens ne seraient pas devenus, par leurs propres forces et par les seuls mérites du prince, une communauté d’hommes consentant leur obéissance. L’église seule pouvait faire l’unité en prêchant l’entente des âmes et l’idée d’un peuple unique, le peuple de Dieu.

L’église attira donc vers elle, comme par une force irrésistible, les princes de la dynastie nouvelle. Entre elle et la royauté carolingienne, il y avait harmonie préétablie. Il se trouva justement que des hommes, pénétrés de l’esprit ecclésiastique, furent les amis de Charlemagne, et celui-ci l’homme du monde le plus capable de les comprendre. Alcuin, le philosophe, et le roi Charles s’entendirent mieux que n’avaient fait les évêques et les rois du Ve siècle. Saint Rémi était un Romain, un classique, incapable de s’expliquer l’état intellectuel d’un barbare. Il n’était ni le compatriote, ni le contemporain de Clovis. Alcuin est un Germain chrétien. Il est né dans cette Angleterre où le christianisme et l’église se sont établis dans des esprits et des états germaniques. Il a vu des rois gouverner selon les coutumes saxonnes. Il est le contemporain, le compatriote de Charlemagne. Charles et lui ont pour l’antiquité une admiration naïve, mais ils sont hommes des temps nouveaux, trop éloignés de l’empire pour y chercher des idées de gouvernement et un système politique. Sans doute, Charlemagne se propose pour modèles Constantin et Théodose, « empereurs institués par Dieu, et, par lui, chargés d’affranchir le peuple chrétien de la souillure de l’erreur ; » mais il connaît