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miers exploits ne pouvaient croire que ce saint personnage fût le héros impétueux qu’ils avaient connu. Le vieux Nanda était mort. Mais ses deux filles, Sarasvati et Nichdali, que Krishna aimait, vivaient encore. Diverse avait été leur destinée. Sarasvati, irritée du départ de Krishna, avait cherché l’oubli dans le mariage. Elle était devenue la femme d’un homme de caste noble, qui l’avait prise pour sa beauté. Mais ensuite il l’avait répudiée et vendue à un vayçia ou marchand. Sarasvati avait quitté par mépris cet homme pour devenir une femme de mauvaise vie. Puis, un jour, désolée dans son cœur, prise de remords et de dégoût, elle revint à son pays et alla trouver secrètement sa sœur Nichdali. Celle-ci, pensant toujours à Krishna, comme s’il était présent, ne s’était point mariée et vivait auprès d’un frère comme servante. Sarasvati lui ayant conté ses infortunes et sa honte, Nichdali lui répondit :

— Ma pauvre sœur ! je te pardonne, mais mon frère ne te pardonnera pas. Krishna seul pourrait te sauver.

Une flamme brilla dans les yeux éteints de Sarasvati.

— Krishna ! dit-elle ; qu’est-il devenu ?

— Un saint, un grand prophète. Il prêche sur les bords du Gange.

— Allons le trouver ! dit Sarasvati. — Et les deux sœurs se mirent en route, l’une flétrie par les passions, l’autre embaumée d’innocence, — et cependant toutes deux consumées d’un même amour.

Krishna était en train d’enseigner sa doctrine aux guerriers ou kchatryas. Car tour à tour il entreprenait les brahmanes, les hommes de la caste militaire et le peuple. Aux brahmanes, il expliquait avec le calme de l’âge mûr les vérités profondes de la science divine ; devant les rajas, il célébrait les vertus guerrières et familiales avec le feu de la jeunesse ; au peuple, il parlait, avec la simplicité de l’enfance, de charité, de résignation et d’espérance. Krishna était assis à la table d’un festin chez un chef renommé, lorsque deux femmes demandèrent à être présentées au prophète. On les laissa entrer à cause de leur costume de pénitentes. Sarasvati et Nichdali allèrent se prosterner aux pieds de Krishna. Sarasvati s’écria en versant un torrent de larmes :

— Depuis que tu nous as quittées, j’ai passé ma vie dans l’erreur et le péché ; mais, si tu le veux, Krishna, tu peux me sauver !..

Nichdali ajouta :

— Oh ! Krishna, quand je t’ai vu autrefois, j’ai su que je t’aimais pour toujours ; maintenant que je te retrouve dans ta gloire, je sais que tu es le fils de Mahadéva !

Et toutes les deux embrassèrent ses pieds. Les rajas dirent :

— Pourquoi, saint rishi, laisses-tu ces femmes du peuple t’insulter par leurs paroles insensées ?

Krishna leur répondit :