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LA LÉGENDE DE KRISHNA.

rent les sens sont comme les matrices des peines à venir. Ne faites pas seulement le bien, mais soyez bons. Que le motif soit dans l’acte et non dans ses fruits. Renoncez au fruit de vos œuvres, mais que chacune de vos actions soit comme une offrande à l’Être suprême. L’homme qui fait le sacrifice de ses désirs et de ses œuvres à l’être d’où procèdent les principes de toutes choses, et par qui l’univers a été formé, obtient par ce sacrifice la perfection. Uni spirituellement, il atteint cette sagesse spirituelle qui est au-dessus du culte des offrandes et ressent une félicité divine. Car celui qui trouve en lui-même son bonheur, sa joie et en lui-même aussi sa lumière, est un avec Dieu. Or, sachez-le, l’âme qui a trouvé Dieu est délivrée de la renaissance et de la mort, de la vieillesse et de la douleur, et boit l’eau de l’immortalité[1].

Ainsi Krishna expliquait sa doctrine à ses disciples, et par la contemplation intérieure, il les élevait peu à peu aux vérités sublimes qui s’étaient dévoilées à lui-même sous le coup de foudre de sa vision. Lorsqu’il parlait de Mahadéva, sa voix devenait plus grave, ses traits s’illuminaient. Un jour, Ardjouna, plein de curiosité et d’audace, lui dit :

— Fais-nous voir Mahadéva dans sa forme divine. Nos yeux ne peuvent-ils le contempler ?

Alors Krishna se levant commença à parler de l’être qui respire dans tous les êtres, aux cent mille formes, aux yeux innombrables, aux faces tournées de tous les côtés, et qui cependant les surpasse de toute la hauteur de l’infini ; qui, dans son corps immobile et sans bornes, renferme l’univers mouvant avec toutes ses divisions. « Si dans les cieux éclatait en même temps la splendeur de mille soleils, dit Krishna, elle ressemblerait à peine à la splendeur du Tout-Puissant unique. » Tandis qu’il parlait ainsi de Mahadéva, un tel rayon jaillit des yeux de Krishna que les disciples n’en purent soutenir l’éclat et se prosternèrent à ses pieds. Les cheveux d’Ardjouna se dressèrent sur sa tête, et se courbant il dit en joignant les mains : « Maître, tes paroles nous épouvantent, et nous ne pouvons soutenir la vue du grand Être que tu évoques devant nos yeux. Elle nous foudroie[2]. »

Krishna reprit : « Écoutez ce qu’il vous dit par ma bouche : Moi et vous, nous avons eu plusieurs naissances. Les miennes ne sont connues que de moi, mais vous ne connaissez pas même les vôtres. Quoique

  1. Bhagavadgita, passim.
  2. Voir cette transfiguration de Krishna au livre xi du Bhagavadgita. Il serait intéressant de la comparer à la transfiguration de Jésus, xvii, saint Matthieu. Mais ce n’est pas ici le lieu de le faire.