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trait cependant par l’essence de la douleur, par le feu de la prière et la félicité d’un divin sacrifice[1].

Quand Krishna revint à lui, le tonnerre roulait encore dans le ciel, la forêt était sombre et des torrens de pluie tombaient sur la cabane. Une gazelle léchait le sang sur le corps de l’ascète transpercé. « Le vieillard sublime » n’était plus qu’un cadavre. Mais Krishna se leva comme ressuscité. Un abîme le séparait du monde et de ses vaines apparences. Il avait vécu la grande vérité et compris sa mission.

  1. La légende de Krishna nous fait saisir à sa source même l’idée de la Vierge-Mère, de l’Homme-Dieu et de la Trinité. — En Inde, cette idée apparaît dès l’origine dans son symbolisme transparent, avec son profond sens métaphysique. Au livre v, ch. ii, le Vishnou-Pourana, après avoir raconté la conception de Krishna par Dévaki, ajoute : « Personne ne pouvait regarder Dévaki, à cause de la lumière qui l’enveloppait, et ceux qui contemplaient sa splendeur sentaient leur esprit troublé ; les dieux, invisibles aux mortels, célébraient continuellement ses louanges depuis que Vishnou était renfermé en sa personne. Ils disaient : « Tu es cette Prakriti infinie et subtile qui porta jadis Brahma en son sein ; tu fus ensuite la déesse de la Parole, l’énergie du Créateur de l’univers et la mère des Védas. Ô toi, être éternel, qui comprends en ta substance l’essence de toutes les choses créées, tu étais identique avec la création, tu étais le sacrifice d’où procède tout ce que produit la terre ; tu es le bois qui, par son frottement, engendre le feu. Comme Aditi, tu es la mère des dieux ; comme Diti, tu es celle des Datyas, leurs ennemis. Tu es la lumière d’où naît le jour, tu es l’humilité, mère de la véritable sagesse ; tu es la politique des rois, mère de l’ordre ; tu es le désir d’où naît l’amour ; tu es la satisfaction d’où dérive la résignation, tu es l’intelligence, mère de la science ; tu es la patience, mère du courage ; tout le firmament et les étoiles sont tes enfans ; c’est de toi que procède tout ce qui existe,.. Tu es descendue sur la terre pour le salut du monde. Aie compassion de nous, ô déesse ! et montre-toi favorable à l’univers, sois fière de porter le dieu qui soutient le monde. » Ce passage prouve que les brahmanes identifiaient la mère de Krishna avec la substance universelle et le principe féminin de la nature. Ils en firent la seconde personne de la trinité divine, de la triade initiale et non manifestée. Le Père, Nara (Éternel-Masculin) ; la mère, Nari (Éternel-Féminin), et le Fils, Viradi (Verbe-Créateur), telles sont les facultés divines. En d’autres termes : le principe intellectuel, le principe plastique, le principe producteur. Tous trois ensemble constituent la natura naturans, pour employer un terme de Spinoza. Le monde organisé, l’univers vivant, natura naturata, est le produit du verbe créateur qui se manifeste à son tour sous trois formes : Brahma, l’Esprit, correspond au monde divin ; Vishnou, l’âme, répond au monde humain ; Siva, le corps, répond au monde naturel. Dans ces trois mondes, le principe mâle et le principe féminin (essence et substance) sont également actifs, et l’Éternel-Féminin se manifeste à la fois dans la nature terrestre, humaine et divine. Isis est triple, Cybèle aussi. — On le voit, ainsi conçue, la double trinité, celle de Dieu et celle de l’univers, contient les principes et le cadre d’une théodicée et d’une cosmogonie. Il est juste de reconnaître que cette idée-mère est sortie de l’Inde. Tous les temples antiques, toutes les grandes religions et plusieurs philosophies célèbres l’ont adoptée. Du temps des apôtres et dans les premiers siècles du christianisme, les initiés chrétiens révéraient le principe féminin de la nature visible et invisible sous le nom du Saint-Esprit, représenté par une colombe, signe de la puissance féminine dans tous les temples d’Asie et d’Europe. Si, depuis, l’église a caché et perdu la clé de ses mystères, leur sens est encore écrit dans ses symboles.