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LA LÉGENDE DE KRISHNA.

se retourna et fit quelques pas sous les hauts cèdres, dans la direction de l’Himavat. Soudain, il sembla à Krishna que sa forme majestueuse devenait transparente, puis elle tremblota et disparut, sous le scintillement des aiguilles, dans une vibration lumineuse[1].

Quand Krishna redescendit du mont Mérou, il parut comme transformé. Une énergie nouvelle irradiait de son être. Il rassembla ses compagnons et leur dit : « Allons lutter contre les taureaux et les serpens ; allons défendre les bons et terrasser les méchans. » L’arc en main et l’épée au flanc, Krishna et ses compagnons, les fils des pâtres transformés en guerriers, se mirent à battre les forêts en luttant contre les bêtes fauves. Au fond des bois, on entendit des hurlemens d’hyènes, de chacals et de tigres, et les cris de triomphe des jeunes gens devant les animaux abattus. Krishna tua et dompta des lions ; il fit la guerre à des rois et délivra des peuplades opprimées. Mais la tristesse demeurait au fond de son cœur. Ce cœur n’avait qu’un désir profond, mystérieux, inavoué : retrouver sa mère et revoir l’étrange, le sublime vieillard. Il se souvenait de ses paroles : « Ne m’a-t-il pas promis que je le reverrais, quand j’écraserais la tête du serpent ? Ne m’a-t-il pas dit que je retrouverais ma mère auprès de celui qui ne change jamais ? » Mais il avait eu beau lutter, vaincre, tuer ; il n’avait revu ni le vieillard sublime ni sa mère radieuse. Un jour, il entendit parler de Kalayéni, le roi des serpens, et il demanda à lutter avec la plus terrible de ses bêtes en présence du magicien noir. On disait que cet animal, dressé par Kalayéni, avait déjà dévoré des centaines d’hommes et que son regard glaçait d’épouvante les plus courageux. Du fond du temple ténébreux de Kali, Krishna vit sortir à l’appel de Kalayéni un long reptile d’un bleu verdâtre. Le serpent dressa lentement son corps épais, enfla sa crête rouge, et ses yeux perçans s’allumèrent dans sa tête monstrueuse casquée d’écaillés luisantes. « Ce serpent, dit Kalayéni, sait bien des choses ; c’est un démon puissant. Il ne les dira qu’à celui qui le tuera, mais il tue ceux qui succombent. Il t’a vu ; il te regarde, tu es en son pouvoir. Il ne te reste qu’à l’adorer ou à périr dans une lutte insensée. » À ces paroles, Krishna fut indigné ; car il sentait que son cœur était comme la pointe de la foudre. Il regarda le serpent et se jeta sur lui en l’empoignant au-dessous de la tête. L’homme et le serpent roulèrent sur les marches du temple. Mais avant que le reptile l’eût enlacé de ses anneaux, Krishna lui trancha la tête de son glaive, et se dégageant du corps qui se tordait encore, le jeune vainqueur éleva d’un air de triomphe la tête

  1. C’est une croyance constante en Inde que les grands ascètes peuvent se manifester à distance sous une apparence visible, pendant que leur corps reste plongé dans un sommeil cataleptique.