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LA LÉGENDE DE KRISHNA.

saillit profondément sans savoir pourquoi. Mais la barque avait touché la rive opposée, et la vierge aux yeux de lotus se trouva devant le roi des anachorètes : Vasichta.

Assis sur une peau de gazelle et vêtu lui-même d’une peau d’antilope noire, il avait l’air vénérable d’un dieu plutôt que d’un homme. Depuis soixante ans, il ne se nourrissait que de fruits sauvages. Sa chevelure et sa barbe étaient blanches comme les cimes de l’Himavat, sa peau transparente, le regard de ses yeux vagues tourné au dedans par la méditation. En voyant Dévaki, il se leva et la salua par ces mots : « Dévaki, sœur de l’illustre Kansa, sois la bienvenue parmi nous. Guidée par Mahadéva, le maître suprême, tu as quitté le monde des misères pour celui des délices. Car te voilà près des saints rishis, maîtres de leurs sens, heureux de leur destinée et désireux de la voie du ciel. Depuis longtemps, nous t’attendions comme la nuit attend l’aurore. Car nous sommes l’œil des Dévas fixé sur le monde, nous qui vivons au plus profond des forêts. Les hommes ne nous voient pas, mais nous voyons les hommes et nous suivons leurs actions. L’âge sombre du désir, du sang et du crime sévit sur la terre. Nous t’avons élue pour l’œuvre de délivrance, et les Dévas t’ont choisie par nous. Car c’est dans le sein d’une femme que le rayon de la splendeur divine doit recevoir une forme humaine. »

À ce moment, les rishis sortaient de l’ermitage pour la prière du soir. Le vieux Vasichta leur ordonna de s’incliner jusqu’à terre devant Dévaki. Ils se courbèrent, et Vasichta reprit : « Celle-là sera notre mère à tous, puisque d’elle naîtra l’esprit qui doit nous régénérer. » Puis se tournant vers elle : « Va, ma fille, les rishis te conduiront à l’étang voisin où demeurent les sœurs pénitentes. Tu vivras parmi elles et les mystères s’accompliront. »

Dévaki alla vivre dans l’ermitage entouré de lianes, chez les femmes pieuses qui nourrissent les gazelles apprivoisées en se livrant aux ablutions et aux prières. Dévaki prenait part à leurs sacrifices. Une femme âgée lui donnait les instructions secrètes. Ces pénitentes avaient reçu l’ordre de la vêtir comme une reine, d’étoffes exquises et parfumées, et de la laisser errer seule en pleine forêt. Et la forêt pleine de parfums, de voix et de mystères, attirait la jeune fille. Quelquefois elle rencontrait des cortèges de vieux anachorètes qui revenaient du fleuve. En la voyant, ils s’agenouillaient près d’elle, puis reprenaient leur route. Un jour, près d’une source voilée de lotus roses, elle aperçut un jeune anachorète en prière. Il se leva à son approche, jeta sur elle un regard triste et profond, et s’éloigna en silence. Et les figures graves des vieillards, et l’image des deux cygnes, et le regard du jeune anachorète hantaient la vierge dans ses rêves. Près de la source, il y avait un