Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 87.djvu/295

Cette page a été validée par deux contributeurs.
289
LA LÉGENDE DE KRISHNA.

ciens sages, Agni, le feu céleste qui forme le corps glorieux des Dévas et qui purifie l’âme des hommes, avait répandu sur la terre ses effluves éthérés. Mais le souffle brûlant de Kali, la déesse du Désir et de la Mort, qui sort des abîmes de la terre comme une haleine embrasée, passait alors sur tous les cœurs. La justice avait régné avec les nobles fils de Pandou, les rois solaires qui obéissaient à la voix des sages. Vainqueurs, ils pardonnaient aux vaincus et les traitaient en égaux. Mais depuis que les fils du soleil avaient été exterminés ou chassés de leurs trônes et que leurs rares descendans se cachaient chez les anachorètes, l’injustice, l’ambition et la haine avaient pris le dessus. Changeans et faux comme l’astre nocturne dont ils avaient pris le symbole, les rois lunaires se faisaient une guerre sans merci. L’un cependant avait réussi à dominer tous les autres par la terreur et de singuliers prestiges.

Dans le nord de l’Inde, au bord d’un large fleuve, brillait une ville puissante. Elle avait douze pagodes, dix palais, cent portes flanquées de tours. Des étendards multicolores flottaient sur ses hauts murs, semblables à des serpens ailés. C’était la hautaine Madoura, imprenable comme la forteresse d’Indra. Là régnait Kansa, au cœur tortueux, à l’âme insatiable. Il ne souffrait autour de lui que des esclaves, il ne croyait posséder que ce qu’il avait terrassé, et ce qu’il possédait ne lui semblait rien auprès de ce qui lui restait à conquérir. Tous les rois qui reconnaissaient des cultes lunaires lui avaient rendu hommage. Mais Kansa songeait à soumettre toute l’Inde, de Lanka jusqu’à l’Himavat. Pour accomplir ce dessein, il s’allia à Kalayéni, maître des monts Vyndhia, le puissant roi des Yavanas, les hommes à la face jaune. En sectateur de la déesse Kali, Kalayéni s’était adonné aux arts ténébreux de la magie noire. On l’appelait l’ami des Rakshasas ou des démons noctivagues et le roi des serpens, parce qu’il se servait de ces animaux pour terrifier son peuple et ses ennemis. Au fond d’une forêt épaisse se trouvait le temple de la déesse Kali, creusé dans une montagne ; immense caverne noire dont on ignorait le fond et dont l’entrée était gardée par des colosses à têtes d’animaux, taillés dans le roc. C’est là qu’on amenait ceux qui voulaient rendre hommage à Kalayéni pour obtenir de lui quelque pouvoir secret. Il apparaissait à l’entrée du temple, au milieu d’une multitude de serpens monstrueux qui s’entortillaient autour de son corps et se dressaient au commandement de son sceptre. Il forçait ses tributaires à se prosterner devant ces animaux, dont les têtes enchevêtrées surplombaient la sienne. En même temps, il murmurait une formule mystérieuse. Ceux qui avaient accompli ce rite et adoré les serpens obtenaient, disait-on, d’immenses faveurs et tout ce qu’ils désiraient. Mais ils tombaient