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ainsi, pour donner à l’éloquence judiciaire son tour déclamatoire, les exigences de la profession s’unissent aux prétentions littéraires qui sont celles de la corporation.

Après cela, je n’insisterai point sur la grande raison que les avocats font valoir lorsqu’ils se décident à laisser imprimer leurs discours ou leurs plaidoyers. — Nous ne sommes point des hommes de lettres, disent-ils, et nous ne composons pas à loisir, dans le silence du cabinet; nous vivons sur la place publique, et si l’on prétend nous juger, ce n’est point assez de nous lire, il faut nous avoir vus, il faut nous avoir entendus. — Mais d’abord, et la première critique qu’on leur fasse, n’est-ce pas que le physique de leur éloquence a passé presque tout entier dans leur œuvre imprimée? Non, assurément, ce n’est point d’animation que l’on reproche à leurs plaidoyers de manquer, mais au contraire, on en trouve l’animation factice : il s’y voit trop de points suspensifs, exclamatifs et interrogatifs! trop d’adjurations et de supplications, trop de « mouvemens » enfin, et d’un seul mot trop d’action! Et puis, si l’action était une partie si considérable de l’éloquence, comment donc se ferait-il que tant de discours politiques, et tant de sermons aussi, ne fussent pas, eux, moins beaux à lire, ni moins persuasifs, qu’à entendre? Ou encore, et sous ce rapport, tous les orateurs, avocats, prédicateurs, ou tribuns étant soumis aux mêmes conditions, comment en les lisant distinguerions-nous si bien l’orateur d’avec le rhéteur, et celui-ci d’avec le déclamateur? C’est que justement, pour être lui-même et renouveler en chacun de nous l’émotion de son ancien auditoire, le véritable orateur, Démosthène ou Bossuet, n’a pas besoin de tout cet appareil, ni du secours extérieur de l’action ou du geste. Une tragédie de Racine ou un drame de Shakspeare n’ont pas besoin non plus d’être joués pour être sentis, admirés et compris : même on a soutenu qu’ils y perdraient plutôt. Tout ce que nous pouvons donc accorder, c’est que comme il y a des pièces, des vaudevilles et des mélodrames, qui ne valent leur prix qu’aux chandelles, il est vrai qu’il y a des discours qu’il faudrait avoir entendus pour en apprécier l’éloquence. Nous pensons seulement qu’ils n’appartiennent pas à l’histoire de la littérature.

Est-ce à dire, toutefois, que l’éloquence judiciaire ne vaille pas la peine d’être étudiée, ni l’histoire d’en être écrite? Bien loin de là : et l’idée de M. Munier-Jolain était bonne ; elle l’est encore. Si, par exemple, au lieu de chercher la peinture anecdotique des mœurs du passé dans les sermons de nos grands prédicateurs, qui ne font pas de personnalités, quoi que l’on en ait dit, ni de « portraits, » parce qu’ils croiraient ainsi dégrader à un honteux usage la dignité de leur ministère, on la cherchait dans les plaidoyers de nos avocats du XVIIe et du XVIIIe siècle, on l’y trouverait, souvent piquante, plus authentique en général que dans les Mémoires ou les Correspondances, et