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et aussi bien esveillé que je suis à présent que je descris cette histoire. Car, le propre jour que feu nostre père mourut, comme je ne sceusse rien de sa maladie, et moins de sa mort, le propre jour de la feste de Nostre Dame de septembre, la nuit estant en un jardin sur les onze heures de nuit avec mes compagnons, j’allai pour esbranler un poirier, où je ne fus pas si tost écarté seul que je voy devant moi la propre figure de mon père tout blanc en couleur, mais d’une grandeur excédant la proportion naturelle, laquelle représentation s’approchant de moy pour m’embrasser, je m’escriai si haut que mes compagnons soudain y accoururent, et la vision s’esvanouissant je leur racompté ce qui m’estoit advenu, et leur dis que pour vray c’estoit mon père. Nostre pédagogue[1] adverty de ce fait s’asseura de la mort, laquelle pour vray advint sur l’heure mesme que ceste figure m’apparut. »

Comment se fait-il qu’en France, au milieu du XVIe siècle, on trouve un phénomène qui reparaît en Angleterre en 1883? et quelle autre explication donner, sinon qu’il s’agit d’un phénomène vrai, rare et très rare assurément, mais enfin vrai, et démontré vrai par le témoignage humain.

Nous pourrions, en puisant dans les innombrables récits rapportés dans les Phantasms, multiplier les citations ; il y a à peu près deux cents exemples analogues, aussi authentiques. La démonstration paraîtra peut-être suffisante. Il est facile de sourire en lisant de pareils récits ; mais on avouera que c’est un procédé de discussion très peu intelligent. Les narrateurs sont, à n’en pas douter, des hommes de bonne foi ; ce qu’ils racontent est peut-être inexact pour certains détails, mais, dans l’ensemble, les faits sont absolument vrais.

Revenons donc à l’interprétation et à la discussion. On ne peut suspecter ni la bonne foi des narrateurs, ni, dans une certaine mesure, la précision de leurs observations. Mais est-ce tout? M. Bard a vu, près du cimetière, le fantôme de Mme de Fréville errer devant lui précisément au moment où Mme de Fréville, qu’il ne savait pas malade, se mourait. Pourquoi le hasard, qui fait tant de rencontres extraordinaires, n’aurait-il pas amené cette image hallucinatoire?

A dire vrai, cet argument me paraît détestable, et bien plus facile à combattre que l’argument d’une observation incomplète et insuffisante. Mais il se trouve cependant que cette objection futile est la plus communément alléguée. On dit : « Voilà une hallucination ! Soit. Mais, si cette hallucination a coïncidé avec tel fait réel, c’est par une coïncidence fortuite, et non parce qu’il y a entre le fait et l’hallucination une relation de cause à effet. »

  1. Il est vraisemblable que François de Belleforest était alors tout jeune écolier et en pension, le pédagogue étant le maître de pension.