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Stephen Girard, dont la statue colossale se dresse sur l’une des places de Philadelphie, et qui employa sa grande fortune, étrangement acquise, à doter les États-Unis du magnifique collège qui porte son nom. Stephen Girard est, par excellence, le representative man de son temps et de son pays.

Né à Bordeaux en 1750, fils d’un capitaine de navire, embarqué à l’âge de dix ans, sachant à peine lire et écrire, pour faire à sa guise son chemin dans le monde, il visita successivement comme mousse, puis comme matelot, les Antilles et les côtes des États-Unis. Robuste, doué d’une volonté de l’er et d’une remarquable entente des affaires commerciales, second, capitaine, subrécargue et enfin propriétaire de son bâtiment, il réalisa en dix années une somme suffisante pour renoncer à la navigation, se marier et s’établir marchand à Philadelphie. La déclaration de guerre des colonies à l’Angleterre le ruina. L’incendie de Philadelphie consuma son magasin et tout ce qu’il possédait. Il s’embarqua de nouveau, décidé à refaire sa fortune. Dura lui-même, il l’était aussi aux autres, et s’aliéna l’affection de sa femme, qui, quelques années plus tard, mourait folle dans un hôpital. Seul désormais, sans enfans, affranchi de tous liens, il concentra sa volonté et son énergie sur un unique objet : gagner beaucoup d’argent.

Nature complexe, sans scrupules, rude et violente, noble et généreuse, capable d’actes vils et d’intrépide dévoûment, d’une économie sordide et d’une charité sans limites, il se refusa tout plaisir, toute affection personnelle, acharné à la poursuite de son but.

Le début de sa grande fortune date de l’insurrection de Saint-Domingue. Il se trouvait dans le port avec deux de ses navires lorsque éclata le soulèvement des noirs. Vaincus après une résistance énergique, les planteurs n’eurent plus qu’une ressource : embarquer leurs femmes, leurs enfans et leurs richesses. Mais les capitaines de navires, épouvantés des excès dont ils étaient témoins, craignant de tomber, eux et leurs bâtimens, entre les mains des insurgés, avaient gagné le large. Seul, Stephen Girard, que la guerre de l’indépendance avait familiarisé avec de pareilles scènes, tenait bon dans le port, prêt à repousser la force par la force, menaçant de brûler la cervelle au premier nègre qui se présenterait à son bord, ainsi qu’à celui de ses matelots qui refuserait de lui obéir, promettant une haute paie à ceux de ces derniers qui lui resteraient fidèles.

Planteurs et marchands accouraient avec leurs richesses. Ses navires étaient leur unique refuge. Stephen Girard put dicter ses conditions; il prit l’engagement de les recevoir à son bord, et de stationner en rade jusqu’à ce qu’ils eussent embarqué ce qu’ils avaient