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inaugurer un nouvel ordre de choses dans lequel la prodigalité d’aujourd’hui deviendra la nécessité de demain, déchaîner les convoitises, surexciter les cupidités.

Et sur ce point le président se montre inflexible. Il ne veut pas que l’on remette entre ses mains et celles de ses successeurs une arme aussi dangereuse. Il se refuse à tout accroissement des dépenses publiques ; il estime que l’état n’a pas le droit de prélever sur le superflu des uns et le nécessaire des autres plus que ne l’exigent les frais indispensables d’une prudente gestion, et de restituer sous forme de munificence ce qu’il encaisse à titre d’impôt. Il ne voit de remède que dans des dégrèvemens sagement calculés, et proclame hautement que l’état n’est pas une sorte de Providence à laquelle on puisse tout demander, de laquelle on puisse tout attendre. Il n’est que le gérant aux mains de qui les citoyens ont remis, pour les exercer en leur lieu et place, un certain nombre de leurs droits rigoureusement délimités, un agent public chargé de certains services, tenu de s’en acquitter de son mieux, mais n’ayant pas qualité pour aller au-delà, un administrateur économe et fidèle des deniers de tous, un intermédiaire officiel parlant et négociant en leur nom avec les puissances étrangères, un serviteur, non un maître.

Et ceux auxquels il s’adresse le comprennent et l’approuvent. Ils ont conscience que, depuis un quart de siècle, un grand changement s’est fait aux États-Unis, que la guerre de sécession a été le point de départ d’une évolution profonde dont les conséquences apparaissent aujourd’hui, qu’elle a créé une situation nouvelle dont on peut noter maintenant les manifestations multiples, mis en relief saisissant des dangers inconnus jusqu’à ce jour.

Celui que signale le premier magistrat de la grande république n’est ni le seul ni le plus redoutable. Dans l’ordre social, les mêmes causes, qui ont produit les résultats sur lesquels il appelle l’attention du congrès, ont abouti à des effets analogues : l’accumulation d’énormes capitaux dans un petit nombre de mains, d’immenses fortunes à côté de grandes misères, conséquences inéluctables de la grande industrie, de la grande propriété se substituant, par la force des choses, à une production restreinte, à une aisance moyenne, mais générale.

Ruinée par la guerre de sécession, appauvrie d’hommes et d’argent, la république meurtrie s’était repliée sur elle-même, hérissant ses frontières de tarifs douaniers exorbitans. Puis, derrière cette muraille de Chine, à l’abri de la concurrence étrangère, elle s’était mise à l’œuvre, créant des manufactures, édifiant des usines, utilisant l’or de la Californie et l’argent du Nevada, le fer, la