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acquiescentiâ potitur. Pourtant, la colère a été de fait, parmi les animaux, un utile instrument de sélection naturelle : elle est un excitant du courage, un moteur de la volonté, un ressort énergique qui fait se tendre tous les muscles pour la lutte, et qui les fait ensuite se décharger sur l’ennemi comme la foudre. Dans le règne animal on peut dire : « Bienheureux ceux qui n’ont pas le cœur doux, car c’est à eux qu’appartient la terre! » Jusque dans l’humanité, le règne de la brutalité et de la colère continue. Et pourtant c’est le Christ qui a raison : c’est aux cœurs doux qu’appartiendra un jour le règne de la terre, — vers l’an huit ou neuf cent mille peut-être! À cette époque, espérons-le, la douceur sera devenue la force sociale, le règne de la bonté aura remplacé celui de la haine. La sélection naturelle aura alors fini par faire triompher une idée plus vraie; mais, en attendant, elle aura fait triompher l’une après l’autre bien des idées fausses. Le critérium social, auquel se ramène en partie le critérium moral, n’est donc pas absolument certain, car il répond à un état social donné, toujours particulier, toujours provisoire : il exprime la vérité d’aujourd’hui, non celle de demain.

Autre exemple. La croyance ordinaire au libre arbitre et à la liberté d’indifférence, commune à tous les hommes, et dont les philosophes eux-mêmes ne peuvent s’affranchir, est faite en partie d’illusion ; mais cette part d’illusion est utile et même nécessaire. C’est d’ailleurs, en un sens, une illusion féconde, car elle accroît le pouvoir effectif que nous avons sur nos passions ; elle nous confère une force supérieure, soit dans la lutte avec nous-mêmes, soit dans la lutte avec les autres. Par cela même, elle doit renfermer aussi quelque vérité. En tout cas (comme nous croyons l’avoir montré ailleurs), elle crée elle-même progressivement sa propre vérité, en réalisant de plus en plus dans nos actes une approximation de la liberté vraie. Nous avons encore ici un mélange de vérité et d’erreur; l’universalité et la nécessité d’une croyance ne sont donc point des signes suffisans de sa vérité. Un jour viendra peut-être où l’humanité sera déterministe en un sens très large, et où elle trouvera le moyen de concevoir la liberté morale sous une forme compatible avec le déterminisme bien compris : le point de vue moral aura alors changé aussi profondément que le point de vue astronomique changea de Ptolémée à Copernic. On peut, en lisant l’Éthique de Spinoza, se donner une vision anticipée, mais très incomplète et partiellement inexacte, des conséquences logiques de ce changement. Si le déterminisme triomphait un jour dans l’humanité, il est clair que l’idée de devoir serait elle-même complètement transformée. On peut donc se demander jusqu’à quel point l’illusion