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idéal, conséquemment son degré de réalité actuelle ou future, il frappe également d’incertitude le degré de réalité et de valeur qui appartient à ce qu’on est convenu d’appeler le « monde réel. » Nous ne savons pas, en effet, si le monde connu ou même connaissable est tout, s’il n’y a rien au-delà des limites de notre savoir actuel ou possible : la relativité même de notre science nous empêche donc d’ériger la réalité connue en réalité absolue. La reconnaissance à la fois théorique et pratique de cette relativité, de ce doute dont la métaphysique frappe à la fois le monde sensible et le monde intelligible, voilà ce que nous présentons comme la condition essentielle, mais non comme le principe de la moralité.

Ce doute même est, selon nous, nécessaire au vrai désintéressement et, pour parler comme Kant, à l’autonomie; la certitude serait une hétéronomie. Comment, d’ailleurs, pourrions-nous être certains objectivement du devoir ? Le devoir n’est pas un objet, une réalité au sens objectif de ce mot : par objectif, entendez ce qui est donné au sujet pensant sans être produit par lui, ce qui est placé en face de lui comme le point d’application de son activité spéculative ou pratique. Telle n’est pas la moralité, qui ne peut être que la direction normale inhérente à notre volonté même, un déploiement et une expansion de notre volonté en ce qu’elle a de plus essentiel, une expression anticipée de ce qu’elle serait si elle ne rencontrait pas d’obstacles dans les objets extérieurs, dans le milieu ambiant, dans la nature. Complètement libre, elle irait au bien universel, elle serait désintéressée, libérale, aimante; elle serait la « bonne volonté. » Voilà pourquoi, pour notre part, au lieu de parler d’impératif catégorique, nous appelons plutôt la moralité un idéal à la fois hypothétique et persuasif, un but que la volonté se pose à elle-même par l’expansion normale de sa puissance propre, sans être certaine que ce but puisse exister en dehors d’elle-même. Nous concevons un idéal universel, nous l’aimons et le voulons; nous nous l’imposons à nous-mêmes comme règle de conduite, par une « autonomie » qui, cette fois, n’est pas seulement nominale, mais réelle. Ce n’est donc plus un « impératif» véritable, un commandement, une « forme » de pensée que nous trouverions toute faite en nous avec un caractère de nécessité ; c’est au contraire une expression de notre volonté la plus intime, c’est-à-dire de notre tendance spontanée au plus grand bien pour nous et pour tous, — volonté qu’il ne faut pas confondre avec le libre arbitre des psychologues. Si cependant la moralité, en fait, nous apparaît comme une nécessité imposée par le milieu, c’est en vertu des lois de l’hérédité et de l’instinct, c’est aussi en vertu des lois sociales et des