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Aujourd’hui même, l’errantisme n’est pas mort. On entend parfois encore signaler le passage de ses prophètes. Vers la fin du règne d’Alexandre II, un certain Nikonof, ancien déserteur comme le fondateur de la secte, prêchait ainsi le vagabondage aux paysans d’OIonets. La police l’arrêtait en 1878; elle avait déjà mis deux fois la main sur ce missionnaire de la fuite; mais, la première fois, il s’était échappé ; la seconde, il avait été délivré par les moujiks du voisinage. Pour s’en emparer, dans son asile, il fallut profiter d’un moment où les paysans étaient occupés à leurs travaux. On en vient rarement aujourd’hui à de pareilles extrémités. S’il donne toujours des signes de vie, l’errantisme semble, lui aussi, en train de se transformer. Le farouche pèlerin qui personnifiait toutes les aberrations des énergumènes de la bezpopovstchine tend, à son tour, à s’humaniser. Les vues de ces intransigeans du schisme se sont curieusement modifiées. Certains de leurs apôtres inclinent, assure-t-on, à une sorte de mysticisme empreint de rationalisme. Ils réduisent le dogme et l’écriture en allégories, rejetant les fêtes, les jeûnes et tout le culte extérieur. Ce n’est pas là un phénomène unique dans l’histoire du raskol. Cette sorte de volte-face de l’extrême gauche des vieux-croyans est plus marquée encore chez une ou deux autres sectes. Cela vaut la peine qu’on s’y arrête.

Entre les hérésies issues du schisme du XVIIe siècle, nous mentionnerons encore les muets, les nieurs les non-prians. Les muets ou silencieux, moltchalniki, ont été signalés, à une époque récente, en Bessarabie, sur le bas Volga, en Sibérie. De cette secte, l’on sait peu de choses, et cela se comprend. Pour elle, la première condition du salut est le silence. Les moltchalniki renoncent à la parole, prenant peut-être, eux aussi, à la lettre certains conseils des Écritures. Haxthausen[1] raconte que, sous Catherine II, un gouverneur de la Sibérie, du nom de Pestel, s’était en vain amusé à les mettre à la torture pour leur ouvrir la bouche. Il avait eu beau leur faire bâtonner la plante des pieds et verser sur le corps de la cire brûlante, il n’avait pu leur arracher une parole. Les tribunaux modernes n’ont guère été plus heureux. Sous Alexandre II, en 1873, des silencieux des deux sexes se laissaient condamner à la déportation, par le tribunal de Saratof, sans répondre un seul mot à aucune question, assistant à toute la procédure en spectateurs indifférens. Peut-être ces muets ne sont-ils qu’une variété d’errans. Se taire est encore une manière de se retrancher du monde et de rompre avec le siècle. Parmi les sectaires du bas Volga, désignés par le clergé sous le nom de montanistes, il s’en trouvait, vers 1855, qui avaient fait

  1. Studien, t. II, p. 346.