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Le ministère roumain qui vient de disparaître a eu, en effet, une fin bruyante, après une vie qui serait longue partout. Le président du conseil, M. Jean Bratiano, était depuis douze ans au pouvoir, et dans son règne ministériel, il a eu le temps de prendre part à des événemens décisifs, à une sorte de transformation de son pays. Il a été de ceux qui ont contribué à faire de la principauté moldo-valaque un royaume danubien et du prince Charles de Hohenzollern un roi de Roumanie. C’était, avec quelques territoires conquis, le prix de la coopération du gouvernement roumain à la dernière guerre de la Russie contre les Turcs, du sang versé aux assauts meurtriers de Plewna. C’était aussi un succès fait pour fortifier un ministère. Malheureusement, tous les succès s’épuisent ou sont souvent compromis par la manière de s’en servir. M. Jean Bratiano était arrivé à la direction des affaires comme un représentant des opinions libérales ; il se donnait même comme le chef d’un « parti de la vertu. » En réalité, depuis qu’il est au pouvoir, il n’a paru occupé dans sa politique intérieure que de s’assurer à tout prix une majorité, de se créer une sorte de gouvernement personnel par les captations et par la violence. Il a régné en multipliant les fonctionnaires pour avoir des appuis intéressés, en s’entourant de partisans et de cliens équivoques attachés à sa fortune, en poursuivant tout ce qui ressemblait à de l’opposition ou même à une simple dissidence, en tolérant jusque dans l’administration l’arbitraire le plus violent, les abus les plus crians et les corruptions. Cela est allé si loin que, dans ces derniers temps, il y a eu au ministère de la guerre les actes les plus coupables, de vrais scandales, que la justice a dû poursuivre. Le président du conseil roumain a pratiqué à outrance l’art de se faire des amis dociles et d’exaspérer ses adversaires par ses exclusions, par ses procédés d’omnipotence. Ce n’est pas tout. M. Bratiano, comme d’autres, a subi la fascination de M. de Bismarck, qu’il semble avoir pris pour modèle, qu’il imite à sa manière. Il a visiblement engagé, depuis quelque temps, la politique extérieure de la Roumanie dans une voie où il ne paraît pas avoir été suivi par l’opinion. S’est-il lié par des obligations précises ? A-t-il adhéré sous une forme quelconque à la triple alliance, à la fameuse « ligue de la paix ? » Il a eu l’air, dans tous les cas, depuis quelques années, de tourner toutes ses vues vers l’Europe centrale, de nouer des intelligences à Berlin et à Vienne ; il a paru accepter le rôle d’auxiliaire ou d’avant-garde de la triple alliance, de l’Autriche contre la Russie dans un conflit éventuel en Orient, et un voyage du ministre de l’instruction publique, M. Stourdza, à Varzin, puis à Vienne, n’a fait que confirmer ou raviver les soupçons. L’opinion s’est vivement émue de cette sorte d’inféodation de la Roumanie à l’Allemagne et à l’Autriche, et, ce qu’il y a de plus grave ici, c’est qu’une certaine irritation nationale s’est tournée contre le roi lui-même, qu’on suppose être l’inspirateur de cette politique.