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pour aller au-devant d’autres dissentimens qu’il prévoyait, qu’il sentait près de s’élever autour de lui ? Toujours est-il qu’il a évidemment joué une dangereuse partie. Il peut avoir réussi, pour le moment, à arrêter ses souverains sans les convaincre, à détourner ce qu’il voulait empêcher, ce qui lui paraissait gênant dans sa politique, à offrir au monde une démonstration de son ascendant. Il reste à savoir s’il n’aurait pas dépassé le but, si, pour un résultat peu glorieux, il n’a pas fait à l’empereur et à l’impératrice, il ne s’est pas fait à lui-même une situation des plus délicates. M. de Bismarck a réussi, on le dit, à écarter définitivement ou temporairement le prince de Battenberg par ménagement pour la Russie, par déférence pour le tsar, soit : c’est la raison politique ; mais est-il sûr que l’empereur Alexandre III soit bien flatté de se voir ainsi évoqué comme le trouble-fête des mariages princiers dans la famille impériale d’Allemagne, d’être représenté comme poursuivant d’une animadversion jalouse un petit prince qui n’a eu qu’une importance d’un jour ? D’un autre côté, le prix que le chancelier semble attacher à resserrer ses liens avec la Russie est-ii de nature à raffermir la triple alliance nouée par lui, à inspirer à l’Autriche une confiance absolue dans sa fidélité, à donner du poids à ses conseils dans toutes les questions, bulgares ou autres, qui restent à régler ? La vérité est que M. de Bismarck se trouve engagé de propos délibéré ou à son insu dans un étrange imbroglio, et que ce qu’on appelle la « crise du chancelier » n’est peut-être que le commencement d’une crise plus vaste, plus générale, qui peut nous réserver encore bien des surprises en Allemagne et ailleurs.

Comment viendra-t-ou à bout des affaires d’Orient, et des révolutions des Balkans, et des agitations de ces jeunes états émancipés d’hier, toujours livrés à leurs propres divisions ou aux conflits des influences étrangères ? Tout est compliqué dans ces régions. De quelque côté qu’on se tourne, il y a des crises ouvertes ou en perspective. Il y a cette crise aiguë de la Bulgarie, qui a donné et donnera peut-être encore plus d’un souci à l’Europe. La Serbie, pour sa part, a ses ambitions inquiètes et n’est point dans des conditions bien assurées sous un roi qui traite tout assez lestement, ses ministres comme son assemblée, — qui fait de la politique avec des caprices d’autocratie. Sur la rive droite du Danube, on pourrait dire qu’il y a une anarchie particulière à Sofia, une certaine confusion d’idées, de pouvoirs à Belgrade, — et sur la rive gauche, la Roumanie elle-même vient de passer par une crise parlementaire et ministérielle qui laisse entrevoir une situation profondément troublée. Bucharest a eu ses émotions, ses manifestations, ses journées presque sanglantes qui ont précédé ou accompagné la chute du ministère présidé par M. Bratiano, et qui ont certainement leur signification, — même une double signification intérieure et extérieure.