Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/956

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

est la première cause de la situation troublée où nous sommes ? Entre les uns et les autres, il y a des intérêts communs, il y a la fortune publique à relever, la paix morale à rétablir, les garanties libérales à défendre contre l’anarchie et la dictature. Ce qui est évident, c’est que, rapprochés et alliés, les conservateurs et les républicains modérés peuvent peut-être encore tenir tête à l’orage ; que, divisés et isolés, ils ne peuvent rien, et qu’ils sont exposés à être emportés les uns et les autres dans le torrent des événemens ; mais c’est aussi la France qui peut être la victime de leurs passions jalouses et de leurs aveuglemens de parti.

Les crises intérieures, qui se mêlent si souvent aux crises extérieures, peuvent assurément n’être point de la même nature dans tous les pays : elles sont dures pour tout le monde, et les plus puissans n’échappent pas à la loi commune. La France a ses épreuves, qui peuvent devenir meurtrières, qui commencent dans tous les cas par être pénibles et humiliantes, c’est certain. L’Allemagne, pour sa part, depuis la mort de l’empereur Guillaume et l’avènement de l’empereur Frédéric III, l’Allemagne, elle aussi, semble avoir sa crise, qu’on ne sait plus comment nommer, une crise vague, insaisissable, et pourtant réelle, toujours dramatique et même à demi romanesque. Qu’en faut-il croire ? Évidemment tout ne va pas le plus aisément du monde à Berlin ou à Charlottenbourg. Autour de cet empereur qui ne se soutient que par la force d’âme, par l’énergie morale dans ses souffrances, qui est réduit à ne pouvoir communiquer avec son parlement, avec ses ministres que par écrit, autour de ce généreux malade, bien des intrigues ou, si l’on veut, bien des influences s’agitent. Il y a des chocs de volontés, des dissentimens intimes, des incompatibilités de politique ou même de famille, qui ont pu être voilés un instant, qui n’ont pas tardé à éclater dans une série d’incidens où il ne s’agit de rien moins que de savoir à qui restera l’empire, si M. de Bismarck demeurera le conseiller et le guide de l’Allemagne. Bref, pour appeler les choses par leur nom, on dirait qu’il y a une lutte engagée, — d’une part, entre l’empereur régnant et le prince impatient de régner, le prince de la couronne ; — d’un autre côté, entre le souverain ou les influences qui veillent sur le souverain et le chancelier.

Un des épisodes les plus singuliers, les plus surprenans de cette lutte, c’est certainement l’intervention du prince héréditaire saisissant récemment l’occasion de prendre parti, de laisser percer la pensée secrète et ses préférences. L’occasion a été un banquet que M. de Bismarck a donné pour le soixante-quatorzième anniversaire de sa naissance, et où l’héritier de la couronne était présent. Le jeune prince a porté un toast où il a représenté l’Allemagne comme un régiment dont le chef a été tué, dont le lieutenant-colonel était gravement blessé, et qui se ralliait autour de son porte-drapeau, — le chancelier.