Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/943

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas de la mienne. C’est une bien jolie esquisse de la bohème élégante que cette peinture de la marquise de Rio-Zarès et de son ménage ambulant. Une curieuse perruche, cette marquise, née en Espagne et présentement perchée à Nice après avoir touché au Paraguay ! Avec cette bigarrure et ce caquet, sans doute, elle devait une visite à l’Amérique du Sud, sa véritable patrie ; elle ne pouvait manquer, non plus, de venir se poser sur la Corniche, au rendez-vous de tant d’oiseaux exotiques, brillans, bruyans et suspects. Un peu déplumée, souvent inquiète, mais toujours étincelante et babillarde, elle fait contre mauvaise fortune bon cœur. Veuve authentique de don Alvar, marquis authentique de Rio-Zarès, dont le portrait égaie et ennoblit ce banal salon d’hôtel… Savez-vous que don Alvar, de son vivant, fut improvisé général, là-bas, et qu’un beau jour il se dit : « Puisque je suis général, je me fais président ! » Et il présida ! .. Voilà pourquoi la marquise, dans toutes les graves conjonctures de sa frivole existence, peut lever la main vers la muraille et attester ce plastron brodé, chamarré de grands cordons et constellé de plaques. Mais, pour dot de sa fille, elle n’a qu’une cargaison de fusils ; encore cette cargaison, ramenée du Paraguay pour être vendue aux carlistes, a-t-elle été confisquée par le gouvernement espagnol : il s’agit d’obtenir du gouvernement français qu’il les dégage et les achète. En attendant, la marquise lutte pour la vie, pour la sienne et pour celle de Dora, la chère enfant ! Mais elle lutte comme une perruche, non comme cette affamée hôte de proie, la comtesse Dobronowska, que nous avons connue dans l’Affaire Clemenceau. Elle dine d’un bonbon ; et Dora, auprès d’elle, d’un peu de jus d’orange : vive le Midi ! La comtesse, vous vous en souvenez, allait souper dans le monde : sans plus de ressources, la marquise reste chez elle et reçoit. Une camériste dévouée a mission d’apprêter les rafraîchissemens ; lesquels ? « Une mousse à la cannelle ! — Et s’ils ne l’aiment pas ? — Eh bien ! ils la laisseront ! » Toute cette misère est gaie ; elle est même innocente. Si pressant que soit le bijoutier ou l’hôtelier, la veuve de don Alvar n’a pas l’idée de trafiquer de sa fille, ni seulement de maugréer contre l’honnêteté de la pauvrette : elle ne veut s’en de faire qu’entre les mains d’un épouseur. Et tout à l’heure, quand un fauconnier diplomatique, en retour d’une becquée mensuelle, prétendra dresser la perruche à la chasse et lui apprendre à rapporter, elle ne comprendra même pas, la malheureuse bestiole, quels services on exige d’elle : espionne sans le savoir et décevante pour qui l’emploie, elle ne fournira que des radotages bénins, vieux souvenirs de sa vie privée, anecdotes amoureuses : quoi de plus intéressant, à son gré ? Cette figure et les silhouettes qui l’entourent sont enlevées d’une façon leste et sûre, comme avec des crayons de couleur ; rarement, pour frontispice à un ouvrage presque tragique, M. Sardou lui-même donna-t-il un croquis plus juste et plus pimpant.