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diable[1]. Cette façon de présenter le principal auteur de la révolution religieuse du XVIe siècle n’a donc rien de bien nouveau. De violentes clameurs se sont pourtant élevées dans l’Allemagne protestante contre l’historien catholique. Cela vient de ce que Luther, destructeur des saints, est devenu lui-même un saint national. Sa renommée n’a fait que grandir. Pour les Allemands du Nord, la diète de Worms en 1521, comme pour nous la date de 1789, ouvre l’ère de tout progrès ; il n’est pas à leurs yeux de révolution comparable à celle qui devait affranchir l’individu du joug de la tradition, l’état de la domination de l’église, la race germanique du « mensonge latin, » et lui rendre sa nationalité distincte. Les historiens de la littérature allemande rattachent uniquement au protestantisme l’éclatante floraison de la poésie classique et de la philosophie nationale à la fin du XVIIIe siècle, et se plaisent à marquer combien l’Allemagne catholique est restée étrangère à ce mouvement. Le rôle politique du protestantisme n’a pas été moins glorieux. C’est à une sorte d’hégémonie protestante que la Prusse a toujours rattaché ses prétentions ; ses grands hommes, Stein, Bismarck, ont été les admirateurs, et, dans l’opinion commune, les continuateurs de Luther. Heine exprime cette opinion, lorsqu’il écrit : « Luther ne fut pas seulement le plus grand homme,.. il est aussi l’homme le plus allemand qui se soit rencontré dans nos annales. » Avec ce besoin qu’éprouvent les foules d’incarner en un personnage unique les aspirations, le caractère de toute une race, c’est sa propre image que l’Allemagne du Nord retrouve en Luther ; elle reconnaît en lui la variété, le contraste des traits nationaux, négation hardie, religiosité, goût de la rêverie et énergie de l’action, rudesse, grossièreté, poésie. Ce culte de Luther fait avec la Bible partie intégrante de l’éducation patriotique. Aussi, lorsque M. Janssen, au lendemain même des victoires inespérées et de la fondation de l’empire, vient démontrer à ses compatriotes, par une foule de faits accumulés, que c’est dans un lointain passé, entre 1450 et 1500, qu’il faut chercher la véritable grandeur de l’Allemagne, et que la réforme a commencé la décadence, sa thèse soulève des polémiques dont l’excès toutefois pourrait étonner, en un pays où règne une entière liberté d’opinion. Mais les Allemands ont la savante habitude d’agiter l’histoire des querelles, et des représailles du présent, et de mettre la même ardeur à discuter ces questions surannées que s’il s’agissait de prendre parti entre M. de Bismarck ou M. Windthorst. Aussi des critiques protestans ont-ils présenté cette œuvre comme un énorme pamphlet inspiré par l’esprit de réaction contre le Culturkampf. Les plus exaltés accusent M. Janssen de préparer les guerres civiles de l’avenir

  1. Le mot qu’il emploie est encore plus énergique. (Die H… des Teufels, II, 578.)