Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/932

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

remontrer au plus savant jésuite dans l’affaire du double mariage de Philippe de Hesse, animé des fureurs, des superstitions de son temps contre les sorciers et les juifs[1] ; bref, un mystique, un goinfre[2], et un énergumène[3], résumant sa doctrine dans la plus immorale des devises : Pecca fortiter, sed fortius crede. Et vers la fin, effrayé de son audace, et comme épouvanté de son œuvre[4], il est pris, ainsi que Melanchthon, d’une anxiété profonde, au milieu des troubles civils, des pillages, des églises ruinées, des écoles désertes, de la charité morte. Il rend le témoignage le plus éclatant au temps du papisme, « où tout le monde était miséricordieux et débonnaire, où l’on donnait joyeusement des deux mains et avec une grande dévotion, où les aumônes, les fondations et les legs pleuvaient. » Anarchie, vandalisme, ensauvagement[5] du peuple, tels sont les résultats de la réforme, d’après Luther lui-même, tels sont les fruits de la doctrine qui proclame l’inutilité des bonnes œuvres et refuse à l’homme le pouvoir personnel de faire le bien.

Ce jugement si sévère de M. Janssen sur Luther, impliqué par le choix des citations qu’il en donne, ne diffère guère de celui de voltaire dans l’Essai sur les mœurs. La réforme a suscité contre elle les catholiques et les sceptiques ; les premiers l’accusent de révolte et les autres de timidité. D’après voltaire, elle a retardé les progrès de la « raison. » Luther traite, en effet, la raison de prostituée du

  1. « Il se déclarait prêt à brûler les sorcières de sa propre main, (II, 75.) Il disait des juifs : « Qu’on incendie leurs synagogues ou leurs écoles, et qu’on y ajoute, si l’on peut, du soufre et de la poix, et si l’on pouvait aussi y jeter le feu de l’enfer, ce serait bon… Qu’on leur prenne tout leur argent,.. et, si cela ne suffit pas, qu’on les chasse du pays comme des chiens enragés. » (II, 179.) — Pirkheimer, pourtant favorable à la réforme, un début, considérait Luther comme fou, à cause de la violence de son langage. (II, 179.)
  2. « Je vous fais savoir, écrit-il de Weimar à sa ménagère, que je vais bien ici ; je dévore comme un bohémien et je bois comme un Allemand, grâces en soient rendues à Dieu. Amen. » (III, 436.)
  3. « Il avouait qu’il ne pouvait prier sans maudire, (III, 543.) — « Il voudrait, disait-il, se laver les mains dans le sang des papes, des cardinaux et de la Sodome romaine. » (An meine Kritiker, p. 113.) Il n’est donc pas exact de dire, comme le fait Michelet (Précis d’histoire moderne, p. 161) : « Luther, tout en soulevant les passions du peuple, défendait l’emploi de toute autre arme que celle de la parole. »
  4. « Qui aurait voulu commencer à prêcher, si nous avions prévu qu’il en résulterait tant de malheurs, de séditions, de colères, de blasphèmes, d’ingratitude et de méchanceté ? » (III, 545.)
  5. « Nous vivons dans Sodome et dans Babylone, écrit-il à la fin de sa vie au prince George d’Annalt ; tout empire chaque jour. » (III, 545.)