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même était sans doute nécessaire, les politiques clairvoyans tels que Nicolas de Cusa la préparaient ; on fit une révolution où l’historien catholique ne voit que l’œuvre des pires passions populaires déchaînées par l’avidité des princes. « Tout en Allemagne, dira-t-il, était en train de se réformer quand Luther parut. » C’est la thèse de M. de Montalembert sur la révolution française, qu’il considérait comme une sanglante inutilité, un de ces prétendus remèdes qui ne font qu’aggraver le mal. Le XVIe siècle, que d’autres envisagent comme un siècle de luttes fécondes[1], berceau ensanglanté de l’esprit moderne, lui semble le plus néfaste de l’histoire d’Allemagne, un siècle de destructions stériles et de retour à la barbarie. Les quatre volumes qui suivent, et qui nous mènent jusqu’en 1618, à la veille de la guerre de trente ans, décrivent avec le même soin de détail l’anéantissement, pièce par pièce, de cet état social, dans lequel l’église avait fait fleurir l’instruction, l’art, la science, la charité. M. Janssen y instruit à nouveau le procès des réformateurs, comme M. Taine l’a fait pour nos jacobins. Mais nos jacobins classiques nous paraissent de simples bourgeois, comparés à ces jacobins romantiques, moines et prêtres défroqués, prolétaires de la petite noblesse, tels que Ulrich de Hutten, gentillâtre de grand chemin, maniant plume et épée, le journaliste révolutionnaire, le Camille Desmoulins de la réforme, ou sortis des bas-fonds populaires, comme le tailleur Jean de Leyde, sorte de Marat ostrogothique, figure de cauchemar, qui semble tirée d’un conte fantastique d’Hoffmann.

Luther les dépasse de toute la tête ; il incarne en lui la réforme mieux qu’aucun des jacobins ne personnifie la révolution. Ce n’est pas qu’elle soit uniquement son œuvre, et l’on ne saurait attribuer, même à un grand homme d’action, cette influence démesurée. Il n’a été que l’instrument d’une transformation, qu’un état de choses préalable, des causes éloignées et accumulées, la force des circonstances, avaient rendue possible et imminente. En sorte qu’il est probable, et cette probabilité touche à la certitude, que, sans Luther, l’œuvre de Luther se serait accomplie. Dès le XVe siècle, l’autorité du saint-siège

  1. « De tous les siècles, le XVIe est sans doute celui où l’esprit humain a déployé le plus d’énergie et d’activité en tous sens : c’est le siècle créateur par excellence. La règle lui manque, il est vrai : c’est un taillis épais et luxuriant où l’art n’a point encore dessiné des allées. Mais quelle fécondité ! quel siècle que celui de Luther et de Raphaël, de Michel-Ange et de l’Arioste, d’Ulric de Hutten et d’Érasme, de Cardan et de Copernic ! Tout s’y fonde : philologie, mathématiques ; astronomie, sciences physiques, philosophie. Eh bien ! ce siècle admirable, où se constitue définitivement l’esprit moderne, est le siècle de la lutte de tous contre tous : luttes religieuses, luttes politiques, luttes littéraires, luttes scientifiques. » (Renan, Questions contemporaines, p. 298.)