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liens doux et forts. C’était le temps où la vie était jeune, — où la mort espérait, le temps où, malgré les guerres entre peuples, le monde était un.

Mais la famille chrétienne est à la veille de se déchirer, et le cœur de l’homme avec elle, et le ciel va s’assombrir. M. Janssen trouve exprimées dans trois gravures d’Albert Dürer cette phase de l’histoire de la civilisation. Les deux premières : le Démon, le Chevalier et la Mort, et le Saint Jérôme, sont les figures symboliques du moyen âge. Au milieu de rochers abrupts, que couronne au loin une forteresse, l’homme féodal, sous sa brillante armure, inébranlable dans sa foi et dans son honneur, chevauche sans peur et sans reproche entre les deux ennemis : la Mort et le Démon. L’autre héros du temps, c’est le moine : dans la paix de son étroite cellule, entouré d’objets familiers, saint Jérôme, un lion étendu à ses pieds, est absorbé dans son travail tranquille, qui répandra au loin les meilleurs fruits. « Aucune pensée troublante, nulle anxiété venue du dehors, n’altèrent la bienheureuse sérénité, la foi calme et profonde qui se reflètent sur le beau et expressif visage du père de l’église. »

Mais l’âge moderne va s’ouvrir avec la réforme, âge de doute, de recherche inquiète, d’angoisse et de lassitude ; la Mélancolie d’Albert Dürer en est le symbole :


La troisième composition est d’un caractère tout différent. Une femme aux ailes d’ange nous y est représentée. Sa tête, couronnée de myrte, est appuyée sur sa main gauche. Sa main droite tient un livre et un compas. Elle est assise au bord de la mer et plongée dans une méditation profonde. Un maigre lévrier, qui paraît épuisé de fatigue, est couché à ses pieds. Tout autour d’elle, dans un désordre qui est un véritable chaos, et dont l’effet désagréable est rendu plus pénible encore par le reflet blafard d’une comète qui perce les nues, sont jetés çà et là, pêle-mêle, les instrumens, les symboles différens des sciences humaines. Ici, point de soleil réchauffant, point d’agréable bien-être, nulle trace des doux effets de ce contentement intérieur que possède le chevalier parmi les plus redoutables périls et qu’exprime le visage de saint Jérôme absorbé dans son travail. La rêveuse est plongée dans de sombres et profondes pensées. Son regard se perd au loin. Ses traits expriment une souffrance amère.

Ces trois dessins marquent les limites de deux âges bien différens dans l’histoire de la civilisation et de la foi en Allemagne. En effet, si l’on reconnaît dans les deux premiers le symbole d’un siècle calme et ferme dans sa croyance, au milieu même de la lutte, d’un siècle plein d’activité, mais affranchi de toute incertitude sur les questions les plus