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Le commerce n’était pas moins prospère, la Hanse allemande se trouvait encore en pleine activité. Les récits et les descriptions que nous ont laissés Æneas Sylvius en 1468, Pierre Froissart en 1497, témoignent de l’admiration que le luxe et les richesses de l’Allemagne excitaient chez les étrangers. Mais l’église n’a jamais vu d’un œil favorable le commerce et le crédit ; elle est opposée à tout ce qui mobilise et innove, à tout ce qui crée des forces en dehors d’elle, à tout ce qui échappe à sa direction, à son autorité. Jugeant du point de vue catholique et socialiste chrétien, M. Janssen aperçoit dans cette prospérité un principe de décadence. Peu à peu, dit-il en substance, le commerce étouffe le travail productif de la valeur ; il a pour conséquences l’enrichissement, l’accaparement, le monopole, la rapide inégalité des fortunes, l’accumulation du capital dans les villes, enfin le luxe et le cortège de vices et de misères qu’il traîne à sa suite. Alors comme aujourd’hui, les villes de commerce étaient les sentines de l’Allemagne, des lieux de débauche et de prodigalité. La richesse des costumes était telle que l’on se mettait des bagues ornées de pierres précieuses jusqu’aux doigts de pied, et l’on coupait le cuir des souliers pour les laisser voir. Vainement les prédicateurs tonnaient : « O femme ! s’écrie Geiler de Kaisersberg, n’as-tu pas peur le soir, lorsque, au grand péril de ton âme, tu portes des cheveux étrangers qui ont peut-être appartenu à une femme morte ? » Avec les mauvaises mœurs, le luxe favorise l’universelle usure. Les juifs étaient l’objet des haines populaires, mais les usuriers chrétiens les surpassaient en rapacité. Certaines fortunes s’élevaient à des sommes scandaleuses. Celle des Fugger d’Augsbourg avait augmenté en sept ans de 13 millions de florins.

Cette mauvaise distribution des richesses était considérée, même par les écrivains contemporains, comme une conséquence logique de l’abandon des principes du droit canon : le droit germanique chrétien interdisait l’usure, assimilait au vol le prêt à intérêt, et cette défense avait une sanction dans la pratique des tribunaux civils et ecclésiastiques. Mais une révolution économique d’une immense portée se produisit en Allemagne à la fin du XVe siècle, lorsque les princes et les légistes substituèrent le droit romain au droit germanique chrétien, malgré l’opposition de l’église et la résistance du peuple. Les objections de M. Janssen contre le droit romain sont analogues à celles que les partisans de l’ancien régime ont soulevées en France contre l’établissement du code civil : « Le code Justinien, écrit M. Janssen, est absolument contraire dans ses principes à la jurisprudence, à l’économie politique, à tout l’ensemble, en un mot, de la société chrétienne germanique au moyen âge. »