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Les lignes qui le précèdent proclament déjà, trois siècles et demi avant Schopenhauer, que l’amour est un piège tendu par la nature pour perpétuer un monde malheureux.

Lazarillo avait compris tout cela, mais il avait compris aussi que la victoire aime les courageux et la belle humeur, non les déserteurs et les vains gémissemens. Il s’était battu bravement, le pauvre petit abandonné, avec le chaud et le froid, avec la fatigue, avec les hommes, avec la faim, pire que les hommes et que tout le reste. Il était tout meurtri et bien maigre. Sa conscience avait été si rudement tiraillée, qu’elle avait reçu maint accroc irréparable. Mais il avait des manches passementées et une épée, et il était joyeux, car, pour un petit va-nu-pieds suspect, c’était avoir plus d’à moitié vaincu la destinée, et il comprenait encore cela, il comprenait tout ; nous avons dit qu’il était très intelligent.

Il sortit ambitieux de la friperie. Il ne rêvait pas de rentrer dans les rangs des honnêtes gens : Lazarillo n’a jamais été un utopiste. Il se contentait de rêver des gens réguliers, qui sont dans leurs meubles, soupent à heure fixe et prennent du ventre sur leurs vieux jours. C’était déjà beaucoup ; c’était déjà trop pour la vraisemblance. Lazarillo avait joui trop longtemps de la « glorieuse liberté » de la bohème, aux séductions inoubliables, pour entrer de son plein gré dans l’ennuyeuse peau d’un homme correct. Il s’est douté que nous aurions de la peine à l’en croire, car il nous présente sa conversion comme un coup d’en haut : « Dieu daigna m’éclairer et m’acheminer à une vocation avantageuse. » Du moment que le ciel s’en mêle, il faut tout croire. Lazarillo, converti, obtint par ses intrigues l’objet de ses ardens désirs. Il eut une charge du roi : il fut crieur public.

Il vit alors toute l’utilité d’avoir la considération du monde. A peine fut-il un fonctionnaire qu’on le rechercha. M. l’archiprêtre de San-Salvador, dont il criait les vins, lui fit des ouvertures pour le marier avec sa servante, excellente ménagère, très calomniée par la ville. Les amis de Lazarillo lui rapportèrent les propos les plus fâcheux sur cette bonne fille, et il les crut, parce qu’il vit bien que c’était vrai. D’autre part, M. l’archiprêtre l’encourageait à épouser, et il le crut, parce qu’il vit bien qu’il avait raison. « Qui écoute les mauvaises langues ne fera jamais fortune, enseignait le bonhomme. Ne t’occupe point de ce qu’on peut dire, mais de ce qui te touche, à savoir de ton profit. » Lazarillo se maria. M. l’archiprêtre s’intéressa au jeune ménage, n’oublia jamais de garnir sa huche et son garde-manger, et Lazarillo fut récompensé d’avoir eu l’esprit de charité, qui défend d’être prompt à croire le mal. « Sans les biens temporels, disait la sagesse du