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renfoncèrent dans les rues, montèrent et descendirent, tournèrent et retournèrent, et cela dura jusqu’à onze heures. Ils entrèrent dans la cathédrale, écoutèrent les offices et virent le monde se retirer. Ils sortirent, reprirent une rue et pressèrent le pas. « J’étais le plus joyeux du monde de ce que nous ne nous étions pas occupés de chercher notre nourriture, » raconte Lazarillo, qui en concluait qu’il trouverait le dîner servi. Enfin, comme une heure sonnait, ils entrèrent dans une maison décente. L’écuyer ôta son manteau, le secoua et le plia avec l’aide de Lazarillo, souffla sur le banc de pierre du vestibule, y posa le manteau et s’assit à côté. Il interrogea Lazarillo, qui « le satisfit du mieux qu’il sût mentir, » très pressé d’en finir et d’aller dîner. Les questions épuisées, il se fit un silence. Lazarillo commençait à être inquiet. « Il était déjà près de deux heures et je ne lui voyais pas plus d’envie de manger qu’à un mort. De plus, je considérais qu’il tenait sa porte fermée à clé, qu’on n’entendait âme vivante marcher dans la maison, ni en haut ni en bas, et que je n’y avais vu que des murs, sans une chaise, ni dressoir, ni banc, ni table, ni même un coffre comme celui d’autrefois ; enfin cette maison paraissait enchantée. »

L’écuyer rompit le silence pour dire qu’ayant déjeuné le matin, il ne dînerait pas, et qu’il faudrait attendre le souper. Lazarillo, renfonçant ses larmes, s’assit dans un coin et tira de son sein quelques bribes de pain, reçues la veille en aumône. Son maître lui prit le plus gros morceau et n’en fit que deux bouchées. La nuit venue, l’écuyer dit : « Lazaro, il est déjà tard, et il y a loin d’ici la place, sans compter qu’il y a dans cette ville beaucoup de voleurs qui volent les manteaux quand il fait nuit. Passons cette nuit comme nous pourrons et, demain, Dieu nous fera miséricorde… Nous nous arrangerons autrement. »

Le matin venu, l’écuyer fit sa toilette, s’habilla avec soin, pendit un gros chapelet à sa ceinture et sortit d’un air conquérant, « le pas mesuré, le corps droit, balançant le buste et la tête avec grâce, ramenant le bout de sa cape tantôt sur l’épaule, tantôt sur le bras, le poing droit sur la hanche. » Il monta la rue « d’un si bel air et si gentil maintien, que qui ne l’eût pas connu l’eût pris pour un très proche parent du comte Alarcos ; » et ce fut le déjeuner. Il sortit de la ville et descendit vers le Tage, dans un jardin peuplé de belles filles peu farouches : « Mon maître était au milieu d’elles, nouveau Macias[1], leur disant plus de douceurs que n’en a écrites Ovide ; » et ce fut le dîner. Alors Lazarillo, éperdu de faim, s’échappa pour

  1. Macias, surnommé l’Énamouré, poète portugais du XVe siècle, qui fut assassiné par un mari outragé.