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avait des trous par où les rats auraient pu entrer s’il y avait eu des rats. Il n’y en avait pas, « car s’il était une maison dans le royaume qui dût en être exempte, c’était celle-là, les rats n’ayant pas coutume de demeurer où il n’y a rien à manger. » Il y en eut un désormais, et ce fut Lazarilio. Il grignotait les pains à la façon des rats, et en les imitant avec une telle perfection, que son maître y fut pris. Le prêtre, en se mettant à table, racla toute la partie qu’il croyait avoir été rongée. « Il me la donna en disant : « Mange ça, le rat est un animal propre. »

Chaque jour, le prêtre bouchait les trous de la huche avec des morceaux de bois et des clous. Chaque nuit, Lazarilio refaisait les trous, après quoi il ouvrait le coffre et grignotait. « Nous travaillions tant l’un et l’autre, et avec une telle diligence, que c’est sûrement pour nous que fut inventé le proverbe : Quand une porte se ferme, une autre s’ouvre. » Le prêtre, au désespoir, mit dans la huche une souricière garnie de croûtes de fromage données par des voisins. L’heureux Lazarilio se régalait des croûtes, et la souricière restait vide. Le village, informé du prodige, déclara d’une commune voix que les rats ne pouvaient être des rats. Une forte tête émit l’avis que ce devait être une couleuvre. Le prêtre errait la nuit comme un fantôme, un bâton à la main, pour surprendre la couleuvre, mais alors ce fut de jour, tandis qu’il était à l’église ou chez ses paroissiens, que les dégâts se commirent. Il en perdait l’esprit.

Enfin, une nuit, il entend un sifflement. Il saisit son gourdin, frappe un grand coup et casse la tête de Lazarillo. Le sifflement était produit par la fausse clé du bahut que le petit scélérat cachait la nuit dans sa bouche, « car, dit-il, depuis que j’étais entré au service de l’aveugle, je l’avais si bien habituée à me servir de bourse, qu’il m’advint d’y abriter douze ou quinze maravédis, tous en demi-blanques, sans que cela m’empêchât de manger ; autrement, je n’aurais pas pu dissimuler une seule blanque au maudit aveugle, qui ne laissait pas une seule des pièces de mes habits, ou une seule couture, sans la tâter soigneusement. » Ses péchés voulurent que, cette nuit-là, la clé se fût placée entre ses dents de façon qu’en respirant il sifflait.

Lazarillo fut trois jours sans connaissance et quinze avant de pouvoir se lever. « Le lendemain du jour où je me levai, le seigneur mon maître me prit par la main, et, m’ayant fait passer la porte et mis dans la rue, il me dit : « Lazaro, dorénavant tu es à toi et non plus à moi ; cherche un maître et va avec Dieu, car je ne veux pas chez moi d’un serviteur si diligent. Il faut que tu aies été garçon d’aveugle. » Lazarillo se retrouva, pour la seconde fois, seul dans le vaste monde.