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secourir, grâce à mon adresse et à mes bonnes ruses, je serais mort de faim bien des fois. » En vain Lazarillo apprit à découdre le fond de la besace pour en tirer doucement de quoi dîner : le « diable de creux » que l’aveugle lui « creusait » ne lui laissait point de repos. Il s’exerça à escamoter une part de la recette : « Tout ce que je pouvais chiper et voler, je le changeais en demi-blanques ; et quand les gens lui faisaient dire des oraisons et tiraient une blanque, comme il n’y voyait pas, à peine avaient-ils fait mine de la lui tendre, qu’elle était lancée dans ma bouche et remplacée par une demi-blanque, de sorte que, pour vite qu’il allongeât la main, l’offrande lui arrivait diminuée de moitié. » L’aveugle n’y comprenait rien. On lui avait toujours donné une blanque par oraison ; c’était le prix courant, et voici que le monde devenait ladre même pour les choses du ciel. Il prit le parti de leur en donner pour leur argent et abrégea ses oraisons de moitié, mais cela ne faisait pas que les demi-blanques redevinssent des blanques.

— Ça doit être de ta faute, disait-il à son guide.

Celui-ci apprit à lui boire son vin à son nez, avec une paille ; ou bien il perçait le fond du pot et recevait le vin dans sa bouche, tandis que le vieux buvait par en haut. Rien de ce qui s’avalait n’était en sûreté dans son voisinage, et les saucisses se changeaient miraculeusement en navets entre les doigts de l’aveugle. Lazarillo aurait fini par dîner à peu près, s’il n’avait eu affaire à un psychologue merveilleux. Il déclare n’avoir jamais rencontré le pareil de l’aveugle pour la perspicacité, et il en cite l’exemple suivant.

C’était le temps où l’on cueille les raisins. Un vendangeur leur donna une grappe. Ne pouvant la mettre dans sa besace, où elle se serait écrasée, le vieux s’assit dans un ravin et dit à l’enfant : « Je veux te faire une libéralité. Nous allons manger cette grappe, et tu en auras autant que moi. Voici comment nous partagerons : tu piqueras une fois et moi l’autre, mais à condition que tu me promettes de ne prendre à chaque fois qu’un seul grain. Je ferai de même jusqu’à ce que nous ayons fini, et, de cette manière, il n’y aura pas de tromperie.

« Marché conclu ; nous commençons. Mais, dès le second tour, le traître changea d’avis et se mit à prendre deux grains à la fois, pensant que j’en ferais autant. Moi, dès que je vis qu’il manquait à la convention, je ne me contentai pas d’aller de pair avec lui, mais je pris deux par deux, trois par trois, le plus que je pus. La grappe finie, il resta un moment la râpe à la main, branlant la tête, puis il dit :