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de dextérité, des qualités plus brillantes, il n’en est pas qui ait atteint cette élévation de style, si par là il faut entendre l’accord intime de la pensée avec la forme qui lui convient le mieux.

Mais un tel art était trop en dehors de toute tradition reçue pour être goûté à cette époque. Bien avant que J.-J. Rousseau donnât chez nous dans les lettres le branle au sentiment de la nature, Ruysdael en avait montré dans sa peinture la plus éloquente expression. Devançant ainsi l’éducation du public de son pays, il devait rester ignoré de lui et mourir comme Rembrandt dans le dénûment le plus complet. Cet amoureux de la campagne et de la vie au grand air allait s’éteindre dans la tristesse et la réclusion d’une chambre d’hôpital. Mais peut-être les rigueurs de sa destinée et cette obscurité d’où il ne sortit guère ont-elles contribué à développer son talent. Pour certains artistes plus profondément épris de leur art et qui se sont donnés à lui sans partage, il semble, en vérité, que le génie soit fait de souffrance et qu’il doive payer sa rançon. Les amertumes ne furent pas épargnées à Ruysdael, et cette nature du Nord, dont il nous a montré la mélancolie et les rudesses, s’accorde de tout point avec une existence aussi tourmentée. Doux et modeste comme il l’était, il ne paraissait pas fait pour les grands succès ; ce n’était cependant pas un misanthrope, et ses amitiés, sa générosité pour les siens, témoignent de la bonté de son cœur. Mais si, avec sa réserve et sa pauvreté, il ne se sentait pas toujours à l’aise au milieu des hommes, il reprenait en face de la nature la pleine possession de lui-même. Avec quel intime contentement il retrouvait cette amie éprouvée ! Quel accueil elle réservait à ses disgrâces ! Dans ses longues séances d’étude et de contemplation, que de pensées échangées avec elle ! Parfois trop vagues pour être dites, elles se seraient mal accommodées de la précision du langage ; mais son art leur prêtait une voix touchante et des nuances d’une délicatesse infinie. Aussi ce grand méconnu s’absorbait-il toujours plus dans cet art, et il lui demandait les consolations que lui refusait sa destinée. Sans céder au découragement, il continuait jusqu’au bout à peindre ces paysages austères qui ont rendu son nom immortel. Il y mettait, avec son talent, son âme tout entière. Cette âme vit encore dans ces œuvres qu’il faisait pour lui-même et dont notre époque seule devait apprécier toute la valeur. Avec une poésie communicative, elles nous associent aux douloureuses confidences de celui qui fut certainement, après Rembrandt, le plus grand artiste de la Hollande.


EMILE MICHEL.