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cette puissance, il faut avoir appris à le bien connaître. Ruysdael y était né, il y avait vécu et ne s’en était jamais beaucoup écarté. A l’exemple de Rembrandt, qui aimait souvent à se prendre lui-même pour modèle, nous l’avons vu chercher autour de Harlem ses sujets d’étude habituels. En parcourant cette campagne, il lui arrivait souvent de s’y rasseoir aux mêmes places pour y recommencer les mêmes tâches. La fièvre de nouveauté, qui avait emporté tant d’autres de ses confrères vers l’Italie, ne l’avait jamais pris ; à tant courir et à se disperser ainsi, on ne peut guère approfondir. Pour lui, il était resté dans sa contrée natale ; il la connaissait sous tous ses aspects, à toutes ses heures. Loin d’en être lassé, il y découvrait chaque jour des beautés nouvelles. S’il l’avait un moment quittée, c’était pour y revenir plus épris. Sa vie se trouvait comme mêlée à cette nature, et il n’était guère de coin qui ne lui rappelât quelque cher souvenir. Exempt de ces hésitations et de ces recherches inquiètes qui, en des pays qu’il n’a pas pratiqués, empêchent souvent l’artiste de se fixer pour s’absorber tout entier dans une œuvre caractéristique, il pouvait, sans épargner ni son temps ni sa peine, profiter des précieuses ressources qu’il avait sous la main. Ainsi poursuivies, ces études lui permettaient de pénétrer toujours plus profondément le sens de cette nature aimée et d’en imaginer des interprétations plus expressives.

Peu à peu, qu’il le sût ou non, il avait consacré dans le paysage une poétique nouvelle. Ce n’était plus seulement le plaisir des yeux qu’à son exemple ses successeurs allaient y chercher. Suivant l’idéal que, plus d’un siècle après, Goethe devait se proposer, il leur fallait désormais dégager des entrailles mêmes de la réalité tout ce qu’elle contient d’intime poésie. On avait pu jusque-là, dans des contrées réputées plus pittoresques, rapprocher arbitrairement les uns des autres les accidens variés qui y abondent, et, en les groupant sans grande vraisemblance, viser surtout à des aspects décoratifs. Claude, mieux qu’aucun autre, y avait excellé. Avec une perfection désespérante pour ses imitateurs, il avait exprimé, sous les splendeurs de la lumière du Midi, le charme des vastes perspectives, la grâce de cette mer paresseuse qui, par une suprême caresse, vient expirer au pied des grands palais, la superbe élégance de ces arbres majestueux dont les cimes élevées s’épanouissent dans une atmosphère toujours sereine. Ruysdael vivait au milieu d’une nature plus modeste et moins clémente. La mer, dans ces pays du Nord (en Hollande surtout), a des sauvageries singulières. Derrière ces misérables défenses qu’on oppose à ses fureurs, dans ces chaumières basses et mal protégées, on passe parfois des nuits anxieuses à veiller contre cet ennemi toujours