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vainement un plan et un ordre suivis, ce pays par lui-même est déjà une œuvre d’art. Tout y paraît logique ; on dirait que tout y répond à un dessein qui se marque nettement. Mais bien d’autres que Ruysdael, parmi ses prédécesseurs ou ses contemporains, ont été sensibles à ces beautés et ont trouvé dans ces campagnes des motifs pareils à ceux qu’il a traités. Wynants, qui, peu après Van Goyen et Salomon Ruysdael, fut aussi un de ses devanciers, et, parmi ses contemporains, d’autres paysagistes moins connus, comme Frans de Hulst, Roelof de Vries, Cornelis Dekker, H. Verboom, J. Van Kessel et G. Dubois, qui, par leur naissance ou leur éducation, se rattachent à Harlem, présentent, il est vrai, avec Ruysdael plus d’une analogie, soit dans leur exécution, soit dans le choix de leurs motifs. Mieux qu’eux encore, Myndert Hobbema, que l’on croit avoir été son élève[1], et qui a aussi reproduit souvent les mêmes sites, a pu passer pour son rival. On sait la vogue extrême dont jouissent aujourd’hui les œuvres d’Hobbema, vogue que justifient quelques-uns de ses meilleurs ouvrages, comme le Moulin, du Louvre, et l’Allée de Middelharnis, de la National-Gallery. Mais, à côté de ces réussites passagères, combien de productions inégales, incomplètes, dures ou monotones, médiocres ou insignifiantes on pourrait citer de lui ! Chez Ruysdael, au contraire, quelle fécondité et quelle perfection ! Toutes les qualités qu’il faut chercher éparses chez les autres, avec quelle constante supériorité il nous les montre réunies ! Cette nature si particulière, avec quelle intelligence il l’a interprétée ! Alors que trop souvent les tableaux de ses confrères sont comme découpés au hasard dans la campagne, chacun des siens est un tout, arrêté d’une manière précise dans sa silhouette, solidement construit par l’effet et par la franche répartition des masses. L’aspect, toujours très puissant, résulte de la forte unité de l’œuvre. Bien que nombreux, les détails restent subordonnés à l’ensemble ; ils se conviennent, s’accordent et se complètent mutuellement : leur extrême netteté ne fait qu’ajouter à l’impression. L’artiste, d’ailleurs, n’enferme pas dans une œuvre plus d’intentions qu’elle n’en peut contenir ; sa fécondité même le préserve d’une concentration ou d’une complexité excessives et, dans cette gravité qui est la note dominante de son talent, il sait réunir une foule de nuances prochaines et cependant variées.

Pour comprendre ainsi la poésie d’un pays, pour l’exprimer avec

  1. On a constaté qu’au mariage contracté à Amsterdam, en novembre 1668, par Hobbema, alors âgé de trente ans, un certain Jacob Ruysdael figurait comme témoin ; mais, bien que la chose soit probable, rien ne prouve d’une manière absolue qu’il s’agisse ici du célèbre paysagiste ; puisque, sans compter son cousin, le fils de Salomon, il avait alors à Amsterdam plusieurs homonymes.