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disposer ou exprimer ses argumens ? Comment m’y prendrais-je pour les réfuter? » Lorsqu’il descend à son tour dans l’arène, il est rompu à ce jeu qui consiste à démolir un adversaire rien qu’en dérangeant l’ordre dans lequel il a placé ses idées. Sa verbosité l’aide et lui nuit tour à tour : elle lui permet d’éviter une précision compromettante, elle lui prête ces formules ambiguës qui servent de refuges aux ministres dans les carrefours de la politique ; mais elle fatigue souvent l’auditoire. Son débit monotone gâte l’effet de sa voix musicale ; mais son grand talent, — Talent inappréciable chez un parlementaire, — c’est de connaître à merveille le tempérament de la chambre. Combien d’orateurs, mieux doués que lui, sont restés sans influence, faute de cette science ou de cet instinct !

Burke l’avait baptisé une médiocrité sublime, et si l’adjectif est trop flatteur, le substantif n’est pas trop cruel. Oui, il était médiocre, et, comme les médiocres, aimait à s’entourer de nullités. Il n’a pas suscité un seul homme, il n’a pas servi une seule grande idée. Un moment, Wilberforce crut pouvoir compter sur lui dans sa noble campagne contre l’esclavage. Pitt se déroba et laissa son ami sur la brèche. Bientôt Wilberforce, mis en quarantaine comme un radoteur et un « gêneur » parlementaire, se heurta à une sourde hostilité qui ajourna pour longtemps l’accomplissement de son rêve humanitaire. En matière de réforme électorale, Pitt nourrit un moment l’idée absurde de créer un fonds spécial pour racheter aux bourgs-pourris le droit de suffrage : comme si un monopole politique était assimilable à une propriété! En matière de tolérance, il promit aux catholiques irlandais la plénitude des droits civiques, et, lorsque le jour vint d’exécuter sa promesse, il s’abrita derrière l’obstination royale et laissa protester sa signature. Il a été l’entremetteur de ce mariage mal assorti qui s’appelle l’union de l’Angleterre et de l’Irlande, et qui va aboutir, de nos jours, à une séparation de corps, sinon à une séparation de biens. Sa politique financière? Elle a été très vantée; mais Hamilton, en Angleterre, et, chez nous, J.-B. Say, en ont fait justice ; il n’y a plus à y revenir. Elle peut se résumer ainsi : pendant dix ans, vaine et fausse économie d’après un plan[1] chimérique et enfantin ; pendant dix autres années, gaspillage a outrance. Pitt, nous dit-on, avait cette mémoire particulière qu’on pourrait appeler la mémoire des affaires ;

  1. Ce plan, dû au docteur Price, consistait à former et à grossir, d’année en année, une caisse d’amortissement, dont les intérêts se composaient avec le capital, et devaient produire à la longue une somme suffisante pour le rachat total des rentes. On ne voyait pas que tout cet argent sortait de la poche des contribuables, puisque c’était avec le produit des impôts que l’état se payait à lui-même l’intérêt du Sinking Fund.