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plus vivement le manque d’imité de l’ensemble. Quiconque est familier avec l’œuvre du maître pourrait à la rigueur, dans le triage de ces détails hétérogènes, démêler leur provenance et les restituer au milieu d’où ils ont été tirés. Nulle part ce défaut n’apparaît avec autant de force que dans une des productions les plus célèbres de Ruysdael, et qui, bien à tort, suivant nous, passe pour un de ses chefs-d’œuvre. Nous voulons parler du tableau de la galerie de Dresde, désigné sous le nom de Cimetière des juifs. On connaît cette composition, qui, très probablement, appartient aux dernières années de l’artiste, et dans laquelle on dirait qu’il a voulu mettre comme un écho des tristesses et des rigueurs dont sa vie était alors accablée. On y relèverait facilement la trace d’une sentimentalité contre laquelle il s’est d’ordinaire mieux défendu et qui entre sans doute pour une trop grosse part dans la réputation de ce tableau. Certes, l’idée de cette inclémence de la nature qui, dans ce cimetière abandonne, semble s’acharner au-delà même de la mort contre une race présente, cette idée était faite pour tenter Ruysdael. Mais ces nuées d’orage sur lesquelles l’arc-en-ciel décrit deux fois sa courbe, ce temple en ruine, ces arbres desséchés, ces eaux qui se brisent avec fureur contre les rochers, l’impétuosité du vent qui secoue les feuillages, ces tombes bizarres, disjointes et à demi brisées sur l’une desquelles le peintre a mis sa signature, cette lumière blafarde qui les éclaire, tous ces appels à l’émotion, tous ces moyens dépression un peu factices et dont on a tant abusé depuis, nous paraissent accumulés ici avec plus de complaisance que d’à-propos. La dureté et la sécheresse même de l’exécution ajoutent encore à leur exagération, et devant ce désir trop évident d’exciter notre sensibilité, involontairement nous nous raidissons. Jaloux de notre liberté, nous n’aimons pas qu’on presse ainsi sur elle ; pour goûter pleinement une œuvre d’art, nous lui demandons de laisser une part, si restreinte qu’elle soit, à notre imagination, et, sans appuyer autant, de nous permettre d’y mêler quelque chose de nous-mêmes. Comme pour condamner d’ailleurs d’une manière irrécusable le procède de composition auquel Ruysdael a eu recours ici, nous sommes en possession de renseignemens formels qu’il nous a fournis lui-même. Un dessin de la collection His de La Salle, entré récemment au Louvre, nous montre l’étude du motif qui a inspiré le Cimetière des juifs, étude reproduite presque sans aucune modification dans un tableau appartenant à lord Ellesmere (Bridgewater-House), Dans l’une et dans l’autre, le torrent, les terrains, le hêtre mort et le groupe d’arbres sont figurés, mais non pas la ruine, ni les tombes qui ont donné son nom au tableau de Dresde. Quant à celles-ci, elles sont empruntées à deux autres dessins faits