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pareilles masses réunies en pays ennemi ou même sur le territoire national ! Songeons qu’une armée de 800,000 hommes avec 300,000 chevaux consomme en trois semaines 2 millions de quintaux en provisions diverses, sans compter la paille et le foin. Pendant la dernière guerre, les armées françaises ont eu à souffrir beaucoup du fait que leurs approvisionnemens étaient uniquement confiés à l’intendance militaire, sans jamais recourir à l’assistance des autorités civiles. De même, les vivres à fournir par les colonnes de ravitaillement ont manqué d’abord à l’armée allemande lors de sa concentration dans le Palatinat. Les seules ressources du territoire occupé, si riche que soit ce territoire, ne suffisent pas pour un grand rassemblement de troupes, qui consomment en l’espace de quelques jours les provisions des habitans, pareilles à des nuées de sauterelles dévorant tout sur leur passage.

Dans l’état actuel des choses, en cas de guerre, la frontière entre la France et l’Allemagne présenterait juste une étendue suffisante pour permettre aux armées des deux pays de se développer convenablement. Un seul corps d’armée, pour se développer comme il faut, a besoin d’un espace de 4 kilomètres en longueur, suivant les dernières expériences. L’armée française irait aujourd’hui d’Épinal à Verdun, avec les différens corps serrés les uns contre les autres, si elle était appelée à se placer sur une seule ligne. A la bataille de Gravelotte-Saint-Privat, le 18 mars 1870, les forces allemandes formées par cinq corps d’armée combattirent ensemble sur une longueur de 15 kilomètres. Avant l’introduction des armes à longue portée, les champs de bataille avaient l’étendue des places d’exercice d’une brigade de nos jours, où les soldats sont déjà exposés à un feu violent à grande distance de l’ennemi. En comparaison de cette distance où le combat s’engage maintenant, les troupes ennemies paraissent s’être trouvées à un jet de pierre les unes des autres à Waterloo et à Hochkirch. Le commandant en chef pouvait alors encore se rendre compte par lui-même de l’état des choses avant de prendre une résolution et de combiner ses ordres. Napoléon Ier et Frédéric II suivaient les mouvemens de leur armée sur toute la ligne, jusqu’au moment de l’attaque ; mais le roi de Prusse se trouvait le plus souvent à la tête de 30,000 à 50,000 hommes à peine, tandis que l’empereur des Français, si souvent Victorieux, n’a jamais eu sous la main 200,000 hommes à la fois. Un nouveau conflit de l’Allemagne avec les nations voisines ne sera plus une lutte ordinaire entre les armées belligérantes : il aura le caractère d’une migration des peuples, ein Voelkerauszug, kein blosser Streit der Heere, selon l’expression de l’auteur du livre sur la nation en armes.