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semblable. Portez les yeux en haut, regardez les princes, qui sont les leaders naturels de la société anglaise. Il y en a eu de plus infâmes, il n’y en a pas eu de plus vulgaires ni de plus bas que les deux premiers rois hanovriens. Le premier déteste ses sujets et n’entend pas un mot d’anglais ; le second le baragouine à grand’peine ; tous deux sont des étrangers dans leur propre royaume. « George Ier, nous dit Macaulay, n’aimait que deux choses : le punch et les grosses femmes. » Son fils, un petit rougeaud aux sourcils blancs, exhale une odeur de corps de garde encore plus prononcée que son beau-frère, Frédéric-Guillaume de Prusse. On le surnomme le capitaine George : le « caporal George » eût suffi. Sa femme, Caroline d’Anspach, mêle ses jurons aux siens... Autour d’eux, comme dans les vieilles cours allemandes, l’extrême étiquette alterne avec l’extrême grossièreté. Une des filles d’honneur voyant approcher le roi, qui, en amour, ne connaît que l’éloquence des mains, et ne se trouvant pas en humeur ou en condition de céder, croise les bras sur sa poitrine et crie : « A bas les pattes ! » Une autre, impatientée de voir qu’il fait sonner des guinées dans sa main en la regardant, prend les pièces d’or, les lui jette au nez. Une troisième retire la chaise du roi au moment où il va s’asseoir : voilà sa majesté par terre, et toutes de rire ! Ces filles sont courtisées à peu près comme celles qui versent à boire aux Lascars et aux Maltais dans les cabarets de Wapping ; elles reçoivent et rendent le feu de cent regards impurs, qui disert tous clairement la même pensée. Dans leurs rangs, les scandales sont fréquens. Une d’elles étant devenue enceinte, trois hommes, dont deux princes du sang, se disputent la paternité de l’enfant. En regard des maîtresses de Louis XV, placez celles des deux premiers George. La d’Aiguillon a du cœur, la Pompadour a de l’esprit. Quelle qualité découvrir chez la Schulembourg, bombardée duchesse de Kendal, et chez la Kilmansegg, fagotée en comtesse Darlington, deux vieilles créatures rapaces et dégoûtantes, qui s’enrichissent de la ruine publique, au moment du krach de 1720? Et quelle piteuse figure fait, à la cour de George II, cette pauvre lady Suffolk, maîtresse du mari et souffre-douleurs de la femme ! Lorsqu’à la fin, fourbue, malade, infirme, lasse de sa double servitude, de sa double ignominie, elle demande en pleurant son congé, la reine la retient impitoyablement à la chaîne. Il faut que le roi s’écrie : « Ne me débarrassera-t-on pas à la fin de cette vieille sourde? »

Aucune croyance religieuse, aucun sentiment de famille. George Ier est, pendant trente-six ans, le geôlier de sa femme, Sophie-Dorothée. Il hait mortellement son fils, qui le rendra au sien. Caroline souhaite malheur à son premier-né, Frédéric, prince de Galles : « Est-ce que la mort ne nous délivrera pas de cette canaille? »