Il a soumis l’indépendance native de son allure à des lois qui n’étaient pas les siennes, — qui sont peut-être contradictoires à la notion même de la poésie. Parce qu’ils sont également pesés, et qu’ils veulent tous enfermer autant de sens, tous les mots viennent au même plan, ils prennent tous la même importance ; la préoccupation du détail nuit à l’effet de l’ensemble ; et, comme nous le disions tout à l’heure, la beauté de la forme, par un retour inattendu, périt en quelque sorte dans la recherche de la forme même.
Car, le mot technique est rarement harmonieux, et il traîne d’ailleurs à sa suite l’expression abstraite, qui, par définition même, fait rarement image. D’autre part, les exigences de la précision scientifique, multipliées par celles de la rime, embarrassent le poète en de pénibles périodes, où les incises, les oppositions, les parenthèses, les inversions ne sont plus déterminées par leur propre beauté, mais par la double nécessité de la rime et du sens. Et tout cela manque de liberté parce que cela manque d’un degré de cette « inconscience » dont M. Sully Prudhomme, qui a médité sur Schopenhauer, devrait bien savoir cependant le pouvoir. Et il est beau sans doute que ces scrupules excessifs, ou en tout cas hors de leur lieu, ne parviennent pas à glacer l’inspiration du poète, mais il est certain qu’ils la gênent, qu’ils en ralentissent l’élan et qu’ils en diminuent l’ampleur. Singulière critique ! et qu’il faut se hâter de faire, de peur de n’en pas retrouver l’occasion : M. Sully Prudhomme est trop artiste et il est aussi trop savant ; il est surtout trop consciencieux ; et, réfléchissant moins, il approcherait la perfection de plus près, — s’il improvisait davantage.
Mais j’en ai dit beaucoup, et, si j’insistais, je craindrais que peut-être on ne se méprît sur la portée de ces observations. Hâtons-nous donc de faire observer que, de la même origine d’où ces défauts procèdent, de là aussi procèdent quelques-unes des plus rares qualités de M. Sully Prudhomme ; et, après avoir indiqué la conception du poème, essayons de caractériser le poète. Ce n’est pas l’un des moindres du siècle ; pour se mettre au rang des plus grands, ou pour conquérir cette popularité, — qui est bien l’un des élémens de la grandeur, puisqu’elle l’est de la gloire, — c’est une question de savoir si les qualités qui lui ont manqué ne seraient pas plus oratoires que proprement poétiques, peut-être ; et je n’oserais pas dire, je ne voudrais pas dire qu’il en est le plus délicat, car il ne faut pas multiplier inutilement les superlatifs, mais il en est le plus pénétrant.
Tout au fond des âmes humaines, et comme cachées dans leurs derniers replis, enveloppées d’ombre et de pudeur, ignorées souvent de nous-mêmes, il y a des fibres plus sensibles, plus fragiles aussi, et que la main la plus légère et la plus caressante peut à peine toucher sans les briser. C’est elles que nous sentons parfois, douloureusement