Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 86.djvu/686

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le Maroc a ses dévots, ses tièdes, ses indifférens et même ses incrédules. Certaines superstitions s’y rencontrent partout. Quand une rivière tarit, on sacrifie un mouton pour la faire couler. Dans beaucoup de tribus, on fait bénir par le marabout ses champs et ses dattiers. Ailleurs, on ne recourt à ses bons offices qu’en partant pour une razzia. Tout le long du jour, il demande au ciel que l’expédition soit fructueuse ; a-t-on fait de riches captures, on le paie grassement ; n’a-t-on rien pris, c’est un mauvais marabout, et il perd ses pratiques. D’autres tribus, plus mécréantes encore, traitent de fainéans les vendeurs de prières et de bénédictions et sont réputées pour n’avoir ni sultan ni Dieu, pour ne connaître que la poudre. Toutefois, dévots ou indifférens, les Marocains se réunissent dans la commune aversion de l’étranger. Durant tout son voyage, M. de Foucauld put s’assurer que le Maroc s’occupait beaucoup du mahdi, que les plus forts raisonneurs le tenaient pour invulnérable et invincible. Dans le nord, on annonçait qu’il venait de s’emparer du Caire et d’Alexandrie ; plus au midi, on le croyait à Tripoli ; plus loin encore, on le disait à Tunis ; sur les confins du Sahara, on ne doutait pas qu’il n’eût pris Alger et massacré tous les Français. A la vérité, personne ne parlait de lui prêter main forte, personne ne désirait la guerre sainte. Mais M. de Foucauld pense que, si quelque grand chef religieux déployait l’étendard vert, il pourrait rassembler en peu de jours une armée de 50,000 hommes : « Cette masse, animée plutôt par l’espoir du pillage que par le zèle religieux, s’évanouirait à la première défaite et se doublerait au premier succès. »

Cet empire, qui n’est qu’une expression géographique, et dans lequel le seul sentiment commun est la haine de l’étranger, cet empire, dont la moindre portion est soumise à tous les caprices du plus détestable des gouvernemens et dont le reste n’est pas gouverné du tout, ne laisse pas de subsister, et rien n’annonce que sa fin soit proche. Il a duré si longtemps que c’est une raison pour qu’il dure. Ce qui sauve le sultan, c’est la politique du jardinier : au dehors comme au dedans, ses ennemis s’entre-haïssent, se jalousent, et personne ne mange dans la crainte que les autres ne mangent aussi. Au surplus, il ne faut pas croire que sous un régime de despotisme inepte ou dans une confusion de toutes choses qui nous semblerait insupportable, il n’y ait pas quelque place pour le bonheur. Partout où l’on n’est pas trop grugé par les caïds ni trop pillé par les nomades, il y a des villages, des bourgades où tout respire le bien-être, la prospérité, la richesse. Dans ces endroits privilégiés, on vit à peu près comme en Europe. On vend, on achète, on a des amis et des ennemis, on se procure tous les plaisirs licites en y joignant quelques plaisirs défendus, on bavarde, on commère, on se marie. L’Arabe, qui a de l’orgueil, ne veut épouser qu’une fille de bonne maison ; le Chleuh, qui a le cœur