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de l’intérêt, en d’autres termes la morale chrétienne et la morale utilitaire. Lorsqu’il s’agit de poser le caractère obligatoire de la loi morale ou d’identifier l’idée du beau avec l’idée du bien, M. Lecky raisonne et conclut avec les spiritualistes. Mais voici en quoi il s’éloigne d’eux. Lorsque les spiritualistes ont réfuté le benthamisme, ils supposent la notion de l’intérêt foudroyée, rejetée dans le néant, comme si elle ne s’était jamais produite ou n’avait jamais contenu une parcelle de vérité. M. Lecky se garde bien de commettre la même faute. L’utilitarisme n’est plus une doctrine, mais un fait. Nos sociétés, qu’on le déplore ou qu’on s’en applaudisse, sont utilitaires. Il faut donc, en même temps qu’on réfute la doctrine, accepter le fait, et le réconcilier avec un idéal chrétien de dévoûment, de sacrifice et de vertu. Cette conciliation est nécessaire pour que la religion ne devienne pas une pure forme, la morale une curiosité historique, une loi tombée en désuétude, ou, pis encore ! pour que la société ne se forme pas une morale des appétits, inavouée mais souveraine, qui, pour n’être écrite nulle part, n’en serait pas moins obéie partout. C’est pourquoi M. Lecky, après avoir refusé la première place à la notion de l’intérêt, lui accorde la seconde. Il la subordonne à l’idée morale, comme la raison et les sens se subordonnent à la conscience. Cet esprit, éminemment réglé, veut voir dans l’homme, — Et tant pis pour l’homme si c’est une illusion! — une hiérarchie de besoins, de facultés et de devoirs, sorte de pyramide au sommet de laquelle rayonne l’idée de la beauté morale.

À cette partie théorique, riche en aperçus originaux et en subtiles analyses, succède l’histoire proprement dite. C’est ainsi qu’entre en jeu le rare instrument de classification, la machine à ranger les faits, que j’ai déjà fait pressentir. Comme Peau-d’Ane regarde avec stupeur les écheveaux se débrouiller d’eux-mêmes autour d’elle, le lecteur est étonné de voir se coordonner et s’expliquer les élémens complexes et disparates de la morale antique, sans que l’ordre logique ait jamais à récriminer contre l’ordre chronologique. Le stoïcisme agissant, exclusivement romain, de Cicéron et de Panétius, cède la place au stoïcisme sentimental, qui procède de l’influence hellénique, et que caractérisent les noms de Plutarque et de Sénèque. Cette époque a son point culminant dans Marc-Aurèle, et finit presque aussitôt avec les rhéteurs dans la casuistique et la sophistique. Et, dans ce grand vide laissé par la disparition du stoïcisme, se produit un réveil religieux, qui trouve un aliment dans le néoplatonisme combiné avec les dogmes égyptiens. La masse humaine répudie avec violence la triste et hautaine croyance de Posidonius et de Caton ; l’horreur de la mort, que le stoïcisme regardait comme une délivrance, éclate pour la première fois avec