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marabout vénéré et s’abriter sous son parasol pacifique et tutélaire, qui tient les brigands en respect.

Mais des Européens qui auraient la candeur de se donner pour ce qu’ils sont n’obtiendraient jamais ni sauf-conduit ni escorte, ni la protection d’aucun parasol. Tout le pays de blad-es-siba, comprenant les trois quarts du Maroc, leur est fermé ; ils ne peuvent y entrer que par ruse et à la faveur d’un déguisement. L’Arabe et le Berbère marocains regardent tout chrétien qui voyage chez eux ou comme un espion, comme un émissaire chargé de reconnaître leur territoire en vue d’une invasion, ou comme un sorcier, initié à tous les secrets de la magie noire : qu’on le voie cueillir trois brins d’herbe, on le soupçonnera de vouloir jeter quelque charme maléfique sur tout l’islam : « Les Ida ou Blal, dit M. de Foucauld, ont des idées fort étranges sur les chrétiens ; ils les considèrent plutôt comme des sortes de génies que comme des hommes ordinaires. Il les croient très peu nombreux, disséminés dans quelques îles du nord et doués d’un pouvoir surnaturel. Les uns me demandaient s’il était vrai qu’ils labourassent la mer ; d’autres, si les Français étaient aussi nombreux que les Ida ou Blal. Cette dernière question est excusable. Ils savent de nous une seule chose : depuis trois ans, les gens de Figig nous font impunément la guerre sainte. »

Pour traverser le Maroc de Tanger jusqu’au Sahara, il faut être musulman ou juif. La plupart des voyageurs européens ont opté pour le turban. C’est un parti périlleux, M. Lenz en a fait la fâcheuse expérience. Un derviche qui a des curiosités savantes, un derviche qui porte avec lui un baromètre et un sextant, qui prend des notes et passe des heures à écrire, éveille des soupçons, et on le reconnaît bientôt pour un faux derviche. D’ailleurs, toujours entouré de musulmans, obligé de se conformer en tout point aux prescriptions du livre saint, il lui est difficile de ne jamais se trahir et, s’il se laisse prendre, il expiera de sa vie sa sacrilège imposture.

M. de Foucauld se décida à se coiffer du bonnet noir du juif et à se parer de ces longues mèches de cheveux ou nouader, que les israélites marocains laissent pousser le long de leurs tempes. Sans doute, ce choix avait ses inconvéniens. Les israélites du Maroc sont de rigoureux observateurs du sabbat, pendant lequel ils ne peuvent ni marcher, ni écrire, ni faire du feu, ni compter de l’argent, ni parler d’affaires ni même y penser. Le jeune officier français se condamnait ainsi à perdre cinquante-deux jours dans une année. D’autre part, la condition du juif dans tout le blad-es-siba est navrante ; il est réduit en servage, soumis à un régime d’effroyable oppression. Il doit se constituer le juif d’un musulman, à qui il fait hommage de sa personne, et il lui appartient corps et biens, fait partie de son avoir. Si ce