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la connaissance géographique et politique presque tout entière du Maroc[1]. »

Le Maroc se divise en deux parties bien distinctes et d’étendue fort inégale. L’une, qui s’appelle le pays des bureaux ou le blad-el-makhzen, est soumise effectivement au sultan ; elle lui fournit des soldats, elle lui paie l’impôt, il l’administre, la pressure, la mange par l’entremise de ses caïds et de ses bâchas, qu’il mange à leur tour quand ils deviennent trop gras. L’autre, quatre ou cinq fois plus vaste et qu’on appelle le blad-es-siba, est peuplée de tribus insoumises ou indépendantes, qui méconnaissent ouvertement l’autorité du sultan et parfois ignorent jusqu’à son nom. Les Européens circulent librement dans le pays des bureaux, sans autre ennui que l’obligation d’acquitter des droits de péage ou la nécessité de se défendre contre des rôdeurs. Mais, dans tout le reste de l’empire, personne ne voyage en sûreté. Le territoire appartient à la tribu ; quiconque y pénètre sans son autorisation est traité en ennemi public, rançonné ou tué.

Pour obtenir le droit de passage dans un district du blad-es-siba, il faut qu’un membre de la tribu vous accorde son anaïa ou sa protection et s’engage à répondre de votre vie, moyennant un prix à débattre avec lui et qu’on appelle zetata. Le marché conclu, il vous conduit ou vous fait conduire à l’endroit indiqué, vous y laisse chez des amis à qui il vous recommande. Ceux-ci vous mèneront plus loin, c’est un nouveau marché à conclure, et vous passez ainsi de main en main jusqu’à votre dernière étape, si vous avez le bonheur d’y arriver vivant. Votre répondant et les hommes de votre escorte portent le nom de zetats. Selon les circonstances et les endroits, il peut suffire d’en avoir un ; quelquefois ce n’est pas trop de quinze pour vous garder. L’anaïa ou la protection du voyageur qui passe est une des principales sources de revenu des familles puissantes. Mais le voyageur doit y regarder de près avant de choisir son répondant. Le mieux est de prendre pour zetat un homme qui soit assez fort pour faire respecter son patronage, et ne le soit pas assez pour n’avoir aucun souci de son honneur et de sa réputation. Le plus souvent, l’engagement n’est que verbal ; dans certains cas, on en dresse un acte en partie double devant un taleb. Mais que l’acte soit écrit ou verbal, il y a des accidens à prévoir. Une fois en route, vous êtes à la merci de votre zetat, et il lui arrive de temps à autre de dévaliser ses cliens ou de les fusiller. Ajoutons qu’il y a des endroits où l’anaïa n’est d’aucun secours ; tout ce qui passe est la proie du premier venu. Pour traverser ces lieux maudits, il faut obtenir, en finançant, l’assistance d’un

  1. Reconnaissance au Maroc, 1883-1884, par le vicomte Ch. de Foucauld, ouvrage illustré de 4 photogravures et de 101 dessins d’après les croquis de l’auteur. Texte et atlas, 2 vol. in-4o, 1888 ; Challamel et C°, éditeurs.