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UN
VOYAGEUR FRANCAIS
AU MAROC

L’Algérie, la Tunisie, l’Egypte, sont des pays ouverts aux touristes, et on s’y promène pour son agrément. Longtemps encore, l’empire du Maroc n’attirera que les voyageurs sérieux, qui ont toutes les petites et les grandes vertus de leur profession. Quiconque réussit à parcourir certaines régions inexplorées du Moghreb, prouve qu’il est un ascète assez bien trempé pour endurer toutes les privations sans en souffrir. Il a prouvé aussi qu’il ne craignait pas les hasards, et on ne saurait trop l’admirer s’il a étudié des roches ou déterminé des altitudes dans un moment où des brigands le guettaient : interroger son baromètre tout en gardant son dos n’est pas le fait d’un homme ordinaire. Mais il ne suffit pas d’avoir un cœur d’airain, il faut être capable de dissimuler, de feindre, de mentir avec une héroïque et impassible effronterie, car on ne voyage dans certaines contrées qu’à la condition de se donner pour ce qu’on n’est pas, de jouer perpétuellement la comédie et de soutenir son personnage jusqu’au bout. Comme le prudent Ulysse, il faut joindre la ruse au courage. Après cela, on n’est pas tenu d’être aussi dur à la tentation que le fils de Laërte. S’il y a des sirènes au Maroc, on n’y a découvert jusqu’aujourd’hui ni Circé et sa baguette magique, ni Calypso, fille d’Atlas, qui promettait l’immortalité à ses amans.

De tous les pays du nord de l’Afrique, le Maroc est peut-être le plus beau, parce qu’il est le plus arrosé. Les Marocains pensent que les cours d’eau dont le lit ne se remplit que dans la saison des pluies sont engendrés par les nuages du ciel, mais que ceux qui coulent toute l’année, qu’il pleuve ou non, sortent directement de la main d’Allah.