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sans preuves les miracles, comme, sans preuves, ils les admettaient autrefois.

Le rationalisme n’est pas le christianisme vaincu, mais le christianisme réformé. Par ce mot, M. Lecky donne à entendre que le protestantisme a un instant joué ce rôle, mais qu’il l’a perdu, le jour où il s’est arrêté à cette insuffisante et pitoyable doctrine « que les miracles avaient cessé.» M. Lecky laisse entrevoir, — ceci n’est qu’une concession prudente faite à l’esprit de son temps et de son pays, surtout à de précieuses amitiés, — que la religion protestante, avec un Milman ou un Kingsley, peut reconquérir le terrain perdu par un Butler ou un Paley. Quoi qu’il en soit, le christianisme sera progressif ou ne sera pas. L’écrivain croit voir (il y a vingt-cinq ans, ne l’oublions pas !) les deux écoles qui discutent pour et contre les preuves historiques de la religion chrétienne, tomber dans le discrédit; il voit se dégager chaque jour le christianisme, qui n’est que Dieu reflété dans la conscience. « Les dogmes passeront; le christianisme, débarrassé de l’intolérance et de l’esprit sectaire qui l’ont longtemps défiguré, s’élevant au-dessus de la sphère des controverses, brillera dans toute sa splendeur morale et prendra sa position véritable et définitive, comme religion individuelle et non dogmatique : ce sera un idéal et non un système. » L’image qui vient de s’esquisser dans cette phrase se précise et se poétise à la fois dans un autre endroit du livre : « La vérité religieuse est le soleil : les dogmes sont les nuages qui l’obscurcissent. L’insecte qui ne vit qu’un moment peut croire que cette ombre est éternelle ; pourtant ces nuages se meuvent et varient au moindre souffle qui traverse l’atmosphère. Ils se confondent, puis se séparent pour prendre des formes et des dimensions nouvelles. A mesure que le soleil, au-dessus d’eux, croît en puissance, il les traverse et enfin les absorbe. Ils pâlissent, s’enfuient, disparaissent, et, bien au-delà de la place qu’ils ont occupée, le regard plonge et se perd dans l’infinité glorieuse. »

Dans son premier livre, M. Lecky avait écrit ces mots : « Jusqu’aux croisades, le christianisme a été un bienfait sans mélange, an unmixed blessing. » Les deux volumes sur l’Histoire de la morale européenne d’Auguste à Charlemagne sont le développement et la justification de cette phrase. Le rationalisme a donné au monde la liberté intellectuelle ; le christianisme lui avait apporté la loi morale : l’œuvre double de l’historien se résume en ces deux affirmations.

Avant de faire l’histoire de la morale, il semble nécessaire de la définir et d’en indiquer les caractères. M. Lecky a donc jeté en tête de son livre une analyse ingénieuse et complète des différens systèmes qu’il ramène à deux : la morale du dévoûment et la morale