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grande partie de la vie de la sardine se passe loin des côtes, sous d’autres latitudes ou dans des profondeurs inaccessibles : peu importe au demeurant, elle se dérobe à nous, voilà le fait. La belle saison ramène dans nos baies la sardine âgée d’un an environ, comme le hareng revient tous les ans à la côte ; mais lui du moins, nous savons l’instinct, le besoin qui le conduit. Le corps des femelles gonflé d’œufs mûrs le dit assez. Le hareng vient chercher ses frayères, et, à la fin de la saison, on le pêche le ventre vide, après la reproduction. Le même instinct ne conduit pas la sardine de rogue, dont les ovaires sont bien loin d’être à maturité, même quand elle quitte nos eaux à l’entrée de l’hiver. Pourquoi cette apparition annuelle suivie d’une disparition tout aussi régulière ? Nous l’ignorons. Aucun voile n’a été soulevé de ce côté : nous sommes réduits aux plus vagues conjectures. Cette avancée en masse de la sardine dans les eaux peu profondes est-elle le contre-coup de migrations d’ennemis qu’elle fuit, mais qui ne la suivent pas aussi loin, et nous demeurant inconnus ? C’est le mystère des abîmes. Ainsi vit au fond de l’Atlantique tout un peuple de grands poulpes, sans qu’on les voie jamais à la surface ou dans le voisinage des côtes. Cette explication des migrations de la sardine est très peu vraisemblable ; mais les autres ne sont guère meilleures.

On avait pensé que peut-être la sardine de rogue vient dans nos eaux en quête de quelque nourriture préférée. Des observations précises ont montré que la sardine, comme la plupart des autres poissons d’ailleurs, est fort éclectique, et n’a de préférences que quand elle peut choisir. Elle prend ce que la mer lui offre, et celle-ci est généreuse, étant pleine de vie. Mais la sardine est un terrible creuset ; sauf en certains jours, quand elle « ne travaille pas, » elle ne paraît jamais rassasiée, se jetant avec la même avidité sur la rogue, sur la gueldre, et même la farine d’arachide.

La température des eaux, échauffées l’été, refroidies l’hiver, a-t-elle un rôle ? Cela semble assez probable, mais on n’en peut donner aucune démonstration ; elle exigerait des études spéciales qui n’ont jamais été faites. La sardine de dérive semble se complaire dans des eaux plus froides, la sardine de rogue rechercher les eaux dont la température ne soit pas inférieure à 12 degrés. Peut-être, quand la mer s’est échauffée au printemps, pousse-t-elle ses incursions dans nos baies comme extrême limite de ses déplacemens ; puis, quand vient l’hiver, à mesure que l’abaissement de la température des eaux resserre le champ de ses courses, elle se retire. Il est probable qu’au fond les choses doivent se passer un peu de la sorte. Toutefois, il resterait à expliquer pourquoi la sardine de rogue ne remonte pas au-delà de la Manche, bien que la surface de l’océan, dans les mois d’été, atteigne 12 degrés jusqu’au nord de l’Ecosse. Nous