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canots non pontés, avec cinq hommes d’équipage et un mousse. Le gréement comporte deux mâts, qu’on peut abattre sur le lieu de pêche, et d’énormes avirons de près de 10 mètres. Chaque embarcation emporte sa rogue et plusieurs filets de « moules » différens. Ces filets sont tissés d’un fil aussi fin que possible. Si on pouvait les faire invisibles, ce serait la perfection. Chaque filet a la forme d’un grand quadrilatère long de 15 mètres environ, haut de 6 ou 8 ; la ralingue supérieure est munie de lièges, et il pend dans la mer à l’arrière de la barque comme un rideau. On se borne à le tenir tendu : c’est à cela que servent les grands avirons, mieux que la voile. Cependant le patron a déjà jeté quelques poignées de rogue ; on fait silence, car le sort de la journée se décide. L’heure la plus favorable est toujours le lever du soleil ou l’après-midi. Le patron, debout sur l’arrière, puise à pleines mains la rogue dans un barillet placé près de lui, et, d’un mouvement cadencé qui ne manque pas d’élégance, la jette à droite et à gauche du filet. Bientôt une multitude de petites bulles viennent du fond crever à la surface. C’est le signe attendu ; c’est la sardine qui « lève, » et dont la vessie natatoire laisse échapper une partie de son air, à mesure qu’en montant le poisson trouve une pression moins forte. Et alors sous l’eau on voit passer, rapide éclair, le ventre argenté d’une sardine qui a volté par le flanc ; puis une autre ; et la mer dans la profondeur étincelle. Le poisson est là : va-t-il se jeter dans le filet ? A certains jours, on ne sait pourquoi, la sardine semble repue. On a dépensé en vain l’appât : le poisson « ne travaille pas, » disent les pêcheurs.

L’adresse du pêcheur de sardines est de faire que celle-ci, en cherchant sa nourriture, se prenne dans les mailles. Certains patrons acquièrent en cet art un talent que d’autres n’auront jamais. C’est le savoir conscient ou non du pêcheur à la ligne. Quand on juge le filet assez chargé, il est retiré, et pendant qu’on en met un autre à l’eau, le démaillage commence, fort brutal. Deux hommes prennent le filet brasse par brasse et le secouent pour faire tomber le poisson. S’il tient un peu, l’homme le saisit par la queue entre les dents et le dégage avec la main. S’il est trop bien pris, on secoue, on secoue violemment, jusqu’à ce qu’il se casse et tombe en deux morceaux. Ces débris seront pour la soupe au poisson de l’équipage ; en attendant, on les cache. Mais le jour s’avance, il faut rentrer au port. S’il y a du vent, tout est bien ; s’il fait calme, on aura un rude coup d’aviron à donner, pour n’être pas le dernier : les prix seraient tombés ; et demain matin le poisson ne vaudra plus rien, sera bon à jeter, à faire du fumier.

L’aspect des petites villes dont la sardine est la richesse diffère beaucoup des ports de grande pêche, tels que Boulogne, ou Dieppe,